En douze ans de ministère dans les rues de Lausanne, le pasteur réformé Jan de Haas aura enterré 221 marginaux, d’une moyenne d’âge de 33 ans. Il vient de mettre un terme à treize ans de pastorat dans la Broye vaudoise, à Moudon, où il a aussi ouvert l’Epicerie du cœur à l’adresse des démunis du bourg et de la région. Tous les jeudis soirs, ce sont 60 à 70 personnes qui s’y rendent pour y recevoir de la nourriture gratuitement. « Cela signifie entre 400 et 500 personnes qui auront ainsi à manger pendant 2 à 3 jours. Leur nombre augmente. Parmi eux, on compte toujours plus de Suisses, des working poors qui n’arrivent pas à tourner. »
L’heure de la retraite vient de sonner pour ce pasteur engagé, qui a toujours cherché à « faire Eglise avec les personnes en marge ». Invité à choisir trois lieux emblématiques de sa trajectoire, il n’hésite pas longtemps : ce seront les escaliers de l’Eglise St-Laurent à Lausanne, où se sont longtemps concentrés les toxicomanes de la capitale vaudoise. Puis l’Eglise de l’Abbaye de la Fille-Dieu à Romont, où il aime se ressourcer. Et l’Epicerie du cœur... où il entend bien continuer à travailler !
Rendez-vous est donné dans le quartier du Vallon, où Le Passage accueille des toxicodépendants. Il rencontre là un homme qu’il a connu et suivi il y a de cela une vingtaine d’années. Les émotions sont palpables dans l’accolade. Celui-ci lui dit être clean aujourd’hui, sur le point de quitter Lausanne. « C’est bon de le voir : merci Seigneur ! Que ma journée est belle, maintenant », s’exclame Jan de Haas sur le chemin qui le mène aux escaliers de Saint-Laurent. Il s’y assied.
Jan de Haas, qu’avez-vous vécu de spécifique sur ces escaliers ?
- La possibilité d’aller vers les gens. La zone était là. Je commençais toujours par saluer les personnes, si possible en me rappelant de leurs noms. C’était l’occasion de les rencontrer. Leur dire qu’aux yeux de Dieu, la marge, c’est le centre. Et qu’ils sont aimés de Dieu. Infiniment.
Votre foi a évolué à leur contact ?
- Oui, ça a été un apprentissage de la lenteur, de la prière sans garantie ; et puis je n’ai jamais autant prié que dans la rue. Je rentrais le soir, j’évoquais les personnes rencontrées, ce qu’elles m’avaient dit, je les remettais à Dieu et faisais un choix de confiance. C’est quelque chose que j’ai appris dans la rue. Un jour, une femme en grande détresse m’a demandé de prier avec elle. On était à côté des escaliers, vers ces poubelles, et on s’est mis à prier au milieu des détritus ; c’est devenu comme une chapelle, cet endroit !
Avez-vous été déçu par Dieu, ou en colère contre Lui ?
- Déçu jamais, mais en colère, oui. Quand on voyait le sida qui tuait tant de personnes et que le sort continuait de s’acharner sur certains, j’ai pu me fâcher contre Dieu, oui ; j’ai connu ces moments-là. Des doutes ? J’en ai je crois toujours eus. Mais le doute nourrit ma foi.
Quelles sont les valeurs fortes que vous avez mises en avant ?
- La compassion. Pour moi, c’est le plus beau mot chrétien : la capacité de se laisser émouvoir. Il faut se détacher de toutes sortes d’étiquettes. Il faut faire chemin avec les gens là où ils sont et ces moments sont comme des cadeaux. Il ne faut pas vouloir faire plus que ça. Combien de fois m’a-t-on demandé combien j’avais sorti de gens de la drogue ? J’ai toujours répondu : aucun ! Le tiers des personnes qui s’en sortent en moyenne ont trouvé en eux-mêmes la force qu’il leur fallait. Très vite, on a eu la Chapelle de la Maladière où tous les dimanches soirs, on avait une célébration avec communion. Il y avait 20 à 30 personnes à chaque fois. Et pas des gens qu’on voyait dans d’autres lieux de culte. C’était une façon de faire Eglise avec eux. Cette question de « faire Eglise avec », je me la pose aujourd’hui à propos des jeunes : comment les rejoindre dans leurs préoccupations... ou dans leur absence de préoccupations !
Eglise de l’Abbaye de la Fille-Dieu à Romont. Jan de Haas y apprécie en particulier les vitraux qu’il trouve « d’une beauté époustouflante ».
Qu’est-ce que vous venez chercher ici ?
- D’abord l’apaisement. Et puis l’amitié des sœurs. C’est l’un des premiers lieux monastiques où je suis venu. Cela m’a ouvert à une dimension de la foi chrétienne que je ne connaissais pas et cela a élargi ma compréhension de la prière. Car quand il faut prier 7 fois par jour et qu’on entre dans cette logique, c’est très nourrissant.
Pourquoi avoir passé de la rue au pastorat à Moudon ?
Il y a plusieurs raisons. D’abord je pense que 12 ans, c’est un beau bail. J’avais donné ce que j’avais à donner. C’était un travail très éprouvant physiquement. Et mentalement aussi : vivre avec tous ces jeunes qui meurent, c’était lourd. On était face à un vrai travail de sape de notre capacité d’espérer. Et je crois aussi que mes émotions étaient émoussées ; ce fut un signal pour moi d’arrêter. La Pastorale de la rue était reconnue et inscrite dans la durée : je pouvais partir !
17h30 à l’Epicerie du cœur à Moudon, qui ouvre à 18h. Jan de Haas fait la visite des lieux. Dans une salle juste à côté, les personnes affluent avec des enfants. « L’essentiel a toujours été là : aller vers les gens qui sont dans la nécessité et voir comment ensemble on peut faire pour trouver des solutions. C’était au cœur de mon ministère, cela a toujours été au cœur de ma vie. Comme le respect de l’autre. »
Gabrielle Desarzens