Rémy Toko, un pédiatre congolais, parle échec et résilience après la destruction de l’hôpital de Nyankunde en 2002

vendredi 14 novembre 2008

Un centre médical complètement dévasté par des troubles interethniques. Des malades égorgés, un personnel pris en otage, puis la fuite de près d’un millier de personnes à travers la forêt avec, à leur tête, le médecin-chef Rémy Toko. Et Dieu dans tout cela ? La guérison a pris du temps. Six ans après, le deuil est fait. Restent les cicatrices. Et l’assurance d’avoir été porté par la prière malgré tout. Témoignage de Rémy Toko, un Congolais qui a participé au lancement du livre « Parole aux pauvres » publié par la campagne StopPauvreté.2015, le 6 novembre dernier.

Rémy Toko est médecin. Originaire de la République démocratique du Congo, il vit aujourd’hui à Hull, au nord-est de l’Angleterre. Rencontré en Suisse à l’occasion de la sortie du livre « Parole aux pauvres » le 6 novembre (1), il a ce calme apparent de ceux qui ont connu un grand chambardement : dans la posture et jusque dans le regard. Et reste discret dans le verbe, aussi, comme pour mieux faire comprendre qu’il n’y a pas de mots pour dire un carnage. Que les expressions sont trop petites, la parole pas assez forte pour dénoncer les drames que subit la population civile lors de combats. Nous l’avons rencontré et lui avons pourtant demandé de revenir sur les événements qui ont secoué le nord-est de son pays en 2002. Pour essayer de comprendre comment, chrétien, on se relève suite à des événements dramatiques.
« Je travaillais dans l’hôpital du Centre médical évangélique de Nyankunde, au nord-est du Congo, explique-t-il d’abord posément. J’en étais le directeur et le chef du service pédiatrique. Je revenais d’une formation en Afrique du Sud. Bien que la région ne soit alors pas très stable, nous sommes venus, ma femme et moi avec nos trois enfants, pour servir notre pays. J’avais monté une équipe médicale qui fonctionnait très bien et je formais également du personnel hospitalier. Après 7 mois et demi d’activité, le 5 septembre 2002, l’hôpital a été attaqué par une milice tribale associée à des soldats rebelles. Ils ont investi les bâtiments et tué beaucoup de gens sur le terrain même de l’hôpital et dans les alentours, soit plus d’un millier de personnes. Nyankunde était complètement pillé. Cela nous a forcés au départ. »

Connaître le sentiment d’être abandonné…
Rémy Toko raconte et ses yeux n’accrochent pas ceux de son interlocuteur. Il déroule son récit en le ponctuant de gestes, sans s’interrompre. En 2002, il était alors au faîte de sa carrière professionnelle. « Humainement parlant, c’était un échec. A l’hôpital, on couvrait les besoins médicaux d’une population d’un million de personnes dans un rayon de 500 km. C’était le seul centre qui prodiguait des soins spécialisés. La chute, la destruction de cet hôpital a été un grand désastre. Et du point de vue humain, il est difficile de s’en relever. Et puis quand la milice perquisitionne et prend en otage celles et ceux qu’elle considère comme ses ennemis, on voit des horreurs. Je pensais pourtant bien que Dieu était là, quelque part. J’ai prié. Une nuit, la nuit du 10 septembre précisément, j’étais couché sur mon lit. Ma femme et mes enfants avaient pu évacuer le site et j’étais resté volontairement pour ne pas laisser derrière moi toute une population terrorisée. J’avais vu des patients et quelques employés de l’hôpital ligotés et puis bien d’autres choses encore qu’il n’est pas nécessaire d’évoquer. Cette nuit-là, sur mon lit, j’ai dit à Dieu de faire quelque chose. J’ai eu le sentiment d’être abandonné, d’être dans un trou noir, seul. Mais cela n’a pas duré : je savais que des personnes priaient pour moi et cela m’a rendu de la force. Dieu m’a relevé, notamment parce que j’ai pu m’appuyer sur la foi de frères et sœurs en Christ. Oui, ma foi à moi a été secouée. Mais je savais que Dieu, omnipotent, omniprésent, était malgré tout aux commandes de ma vie et ma foi, par la suite, s’en est trouvée augmentée.
» Avec le temps, j’ai compris aussi que ce qui est considéré comme un échec sur le plan humain ne l’est pas forcément spirituellement. Regardez le Christ en croix : quel désastre du point de vue humain, justement ! Mais cette mort a été nécessaire, n’est-ce pas ? Avec le recul et en rapport aux événements de 2002, j’ai compris que j’avais été placé au bon moment au bon endroit. J’ai amené quelque 750 personnes sur plus de 150 kilomètres jusqu’à la mission d’Oicha, plus au sud. Parmi ces personnes, il y avait une grande majorité de femmes et d’enfants. »
Plusieurs années ont été nécessaires aux différents membres de la famille Toko pour guérir du traumatisme. Les enfants ont notamment suivi des séances thérapeutiques pour digérer les événements. « Le temps aide à intégrer ce qui s’est passé, mais il ne suffit pas. Le soutien de la prière doit être de la partie », souligne le père de famille. Qui ajoute avoir lui-même vécu plusieurs années en mode de survie. « Mon deuil pour Nyankunde s’est fait ces deux dernières années seulement. Et il me reste des cicatrices profondes. Celles-ci ont tendance à se rouvrir quand des nouvelles traumatisantes nous arrivent du Congo, comme ces derniers temps. C’est assez facile pour moi de me mettre à la place des gens sur place, d’imaginer le désarroi, la peur… L’hôpital de Nyankunde qui a repris une partie de ses activités a de nouveau été temporairement investi par une milice tribale armée dont certains éléments se sont livrés au pillage…

… Et en retirer des leçons essentielles
» Il y a trois leçons principales que je retire de tout cela : que le cœur humain sans Dieu est mauvais. Comprenez : le cœur humain a besoin de Dieu. J’ai vu des jeunes gens brandir des couteaux avec du sang humain et en rire et s’en réjouir : c’est le cœur de l’homme sans Dieu. Et cela ne s’applique pas seulement aux rebelles de mon pays. La deuxième leçon que je retiens, c’est qu’il est facile de détruire. Il est beaucoup plus difficile de reconstruire. La troisième enfin est que l’homme a des besoins au-delà des besoins physiques ; il a des besoins psychiques, mentaux, spirituels qui ne sont pas toujours pris en considération par les personnes qui proposent de l’aide, qu’elles proviennent d’Eglises ou d’organisations non gouvernementales. »
Comme médecin, Rémy Toko exerce une profession qui n’admet pas facilement l’échec. Mais il a eu cette chance de se former en soins intensifs de pédiatrie. « Cela m’a aidé. On sauve un grand pourcentage d’enfants, certes, on apprend à gérer les succès ; mais les échecs aussi. Et la mort est souvent considérée comme un échec. Mais on doit parfois prendre la décision d’arrêter de soigner un enfant, car il n’y a plus rien à faire du point de vue médical. Cela fait partie de la vie. Mon travail a alors un impact direct sur ma vie personnelle, spirituelle : il m’aide à comprendre que l’échec n’est pas une fin en soi, mais une étape ; quelque chose qui nous arrive et à partir de quoi on devrait rebondir. Vous comprenez ? L’échec apparent peut être converti en outil pour aller de l’avant. »
Rémy vit en Europe depuis 3 ans maintenant, mais garde une partie de son cœur au Congo. « Fin octobre et plus au sud de Nyankunde, des rebelles se sont opposés à l’armée nationale. Une fraction de la population civile était prise en sandwich entre les deux. Cela me fait mal. J’espère que cette souffrance va s’arrêter un jour. » Et en indiquant vouloir dans un avenir proche faire des sauts ponctuels dans son pays afin de former des personnes en urgence pédiatrique notamment, il conclut : « Je souhaite contribuer au bien du Congo. Il y a beaucoup à faire, vous savez... à restaurer. »

Arielle Zendaz

Note
1) « Parole aux pauvres » est un livre paru aux éditions Pierre-Marcel Favre et édité par la campagne StopPauvreté.2015 pour le compte de 24 ONG romandes spécialisées dans la lutte contre la pauvreté. Ce livre présente 27 témoignages – dont celui de Rémy Toko pour le Service missionnaire évangélique (SME) – qui montrent que des hommes et des femmes peuvent être sauvés, reconstruits, relevés, que des communautés entières retrouvent espoir et dignité grâce à l’aide au développement. « Parole aux pauvres » est en vente en librairie.

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