« Voilà deux millénaires qu'une fois par an le pays de Noël est exploré, scruté, sondé. On penserait que pas une histoire, pas une image ne saurait demeurer terre inconnue… Erreur, grossière erreur ; ce serait méconnaître l'incroyable imagination des Mineurs de mots, des Foreurs de formules, des Voltigeurs du verbe. Chaque fois, c'est un feu roulant de diamants nouveaux, de cascades insoupçonnées, de lumières remontées des abîmes du cœur du narrateur. J'espère que ce soir vous ne serez pas trop déçu, car je ne vais pas tirer de ma hotte un petit renne au nez rouge, une vendeuse d'allumettes du Danemark ou 1 kilo de bons sentiments.Non, j'aimerais tout simplement vous raconter la véritable histoire de Noël.
Tout a commencé bien avant que vous n'existiez ; avant même que vos parents ou vos grands-parents aient vu le jour ; bien avant Napoléon, ou Winkelried, ou César, ou Pharaon. En fait, tout a commencé avant même que la terre elle-même ait été formée.Dans la lumière de son amour, Dieu tient conseil avec Lui-même.Le projet est ambitieux : Créer ou ne pas créer un être à sa ressemblance ! Une folle prise de risque : le pouvoir d'aimer, le danger du désamour. Créer ou ne pas créer un être à sa ressemblance!
- A notre ressemblance ! Une réplique miniature de nous-mêmes ?
- Une écharpe d'Esprit flottant dans l'Éternité ?
- Non, dit le Père, plutôt que la solidité de l'Esprit, je préfère quelque chose de léger ; une étoffe presque impalpable, un tissu formé du fil de nos pensées. Pour nous, une substance ténue, mais pour notre créature une réalité tangible sur laquelle elle pourra s'appuyer, qu'elle pourra respirer, manger et boire. Elle l'appellera ... matière. Oui, c'est cela, nous allons créer un être composé en partie de matière et en partie de notre souffle.
- Notre souffle, dit le Vent, excellent, excellent. Mais cette matière, où allons-nous l'installer ?
- Ça, je sais, dit le Père. Et, arrondissant les lèvres, Il produit une bulle irisée, comme une perle. Notre créature la nommera "Univers". Pour nous une bien petite demeure, mais pour elle un immense palais. Désignant une minuscule tache couleur arc-en-ciel sur la paroi : Ici la Voie lactée. C'est à l'intérieur que se trouve sa maison. A l'aide d'une loupe, il observe la galaxie et désigne un point de couleur : Le Système Solaire, et là, cette petite bille bleue : son berceau. Son berceau, dit le Fils. Oui, son berceau, dit le Père. Mais plus que cela. Ce sera sa cour de récréation, son livre d'école, son nid d'amour, son atelier, son terrain de sport, son église. Son Royaume. Mais, dit le Fils, un tel être ne pourra pas vivre dans l'Éternité. Il serait submergé par ses vagues immobiles et s'y noierait !
- C'est pourquoi - dit le Père - je vais faire ceci. Et déchirant un lambeau d'Infini, il l'étale à ses pieds et le fait tournoyer lentement. Pour nous, rien n'est caché. Nous voyons distinctement le commencement et la fin du Cercle. Mais pour lui, seule la vague du présent le portera. Il ne conservera de la vague précédente qu'un souvenir passager et plongera ses regards en vain dans la lame qui s'approche. Il dérivera sur le courant du fleuve sans pouvoir le maîtriser. Son unique gouvernail sera la confiance qu'il mettra en moi.
- Cela est bon, dit le Vent.
- C'est même très bon, dit le Fils. Mais cet être, capable d'aimer sans chercher son intérêt, capable de s'investir totalement dans une obéissance aveugle à son Créateur, ne possédera-t-il pas aussi « le pouvoir de dire non », la capacité de tourner le dos à la lumière ? Ne sera-t-il pas en mesure de se choisir lui-même pour maître en reniant le Dieu qui l'aime ?
A ce moment, l'œil de Dieu se brouille. Et dans la pupille tout à l'heure pleine de joie défilent de terribles images.Des enfants coupés en morceaux dans le ventre de leur mère ; des vieillards sautant sur des mines ; des savants inventant des engins de guerre ; des hommes jeunes dormant dans les rues froides de l'hiver ; des familles entières empruntant les chemins de l’exil et se noyant en mer ; des mères squelettiques berçant le cadavre d'un bébé mort de faim ; une toute jeune femme une seringue plantée dans le bras ; un tout jeune homme pris dans le cercle infernal de la violence…
- Oui, dit le Père, ma créature me reniera. Elle s'éloignera de moi. Elle dérivera au fil de sa corruption. Elle fuira pour toujours loin de ma face. Oh, qui enverrais-je à son aide ?
- Me voici, dit le Fils, pour faire ô Dieu, ta volonté ; je suis prêt !
- Comment iras-tu ?, dit l'Esprit. Pourras-tu pénétrer dans l'univers multicolore sans qu'il éclate ? La terre pourrait-elle te contenir ?
- Il faudra te faire tout petit, mon Fils.
- Oui, mais quelle forme prendrai-je ?, demande le Fils. Une montagne embrasée révélant ta volonté ?
- Bien, très bien, répond le Père, mais ce ne sera pas suffisant, mon Fils ; une montagne au cœur de pierre pourrait-elle émouvoir un être au cœur de chair ?
- Me ferai-je animal ? - C’est l'ennemi qui deviendra serpent.
- Alors, un ange ? - Lorsque nous poserons sur cette terre l'homme que nous aurons créé, nous ornerons en même temps sa tête de la couronne royale et nous mettrons dans sa main la clé de la planète. Si le diadème tombe et si la clé s'échappe, je ne veux pas qu'ils restent la possession d'un animal, d'un ange, ou d'un démon qui fait la bête. Non, cette planète a été créée pour l'homme ; Je veux que l'homme en soit le Roi. Mon Fils, quand tu quitteras notre palais d'Éternité pour affronter l'ennemi, tu ne prendras pas la forme d'un dragon plus puissant que l’imposteur, ni celle d'un ange dont la demeure est dans le ciel. Tu te développeras dans le ventre d'une femme : tu naîtras. Toi qui es le Verbe, tu apprendras le langage, le langage des hommes. Toi qui es Créateur de toutes choses, tu apprendras à manger, à digérer, à cicatriser tes plaies, tu grandiras. Toi qui es le Tout-Puissant, tu tendras la joue aux coups ; Toi qui es Roi, tu supporteras qu'on te traite de bâtard ; Toi qui possèdes tout, tu n'auras même pas une tanière pour reposer ta tête ; Toi qui es juste, tu seras mis au nombre des malfaiteurs. Tu seras injustement condamné ; tu porteras ta croix. Tu te chargeras de toute la méchanceté du monde, tu la prendras sur toi. Tu deviendras péché. Tu ne te défendras pas lorsque ma créature enfoncera des clous dans ta chair. Tu ne maudiras pas lorsque la mort rôdera, mais tu remettras ton âme entre mes mains. Lorsque tout sera accompli, lorsque le prix de la rançon sera payé, je te remettrai, à toi, l'Homme-Dieu, la couronne et la clé.
- Ah mon Père, comme il me tarde de partir. Envoie-moi !
Alors le Père montre du doigt le lambeau d'Éternité qui tournoie lentement, au rythme du cœur de notre Histoire commune. Une vision s'anime. Quelques personnages en haillons, qui sentent mauvais, entourés de moutons, regardent la nuit descendre au fil paisible de la rivière étoilée.Soudain, les eaux noires et profondes de la voûte céleste se déchirent et un ange apparaît, chantant :
Aujourd'hui, dans la ville de David, il vous est né un Sauveur, qui est le Christ, le Seigneur. Et il se joint à l'ange une multitude de l'armée céleste, louant Dieu et disant : Gloire à Dieu dans les lieux très-hauts et Paix sur la terre parmi les hommes qu'Il aime. »
Philippe Henchoz