« La femme est considérée comme une simple machine propre à répondre aux exigences du combat domestique ou de l’assouvissement sensuel, ou alors à satisfaire le goût de son oppresseur en exhibant les attraits de sa personne »[1]. Cette représentation d’une femme-objet, source de plaisir domestique, est au cœur du message de dénonciation de Sarah Grimké (1792-1873), une militante pour le droit des femmes dans les années 1830 aux Etats-Unis. Au travers d’une traduction française des écrits de Sarah Grimké, ce livre permet une rétrospective sur le mouvement des droits de la femme aux Etats-Unis, dont les protagonistes principales se considéraient avant tout comme chrétiennes et trouvaient dans leur foi en Jésus-Christ la raison d’être d’un tel combat.
Jésus-Christ source de liberté
Le christianisme est souvent assimilé à l’oppression qui a accablé la femme tout au long de l’histoire humaine. Nous nous devons de le reconnaître avec tristesse, tout en soulignant que le statut de la femme n’était pas pour le moins meilleur au sein des cultures et religions avoisinantes. Il est toutefois important de mentionner que le statut de la femme, dans notre société occidentale, a commencé à évoluer à cause du message du Christ. Le Christ, en montrant dans les évangiles autant d’attention aux femmes qu’aux hommes, a ainsi semé des graines de libération, qui ont mené à l’émancipation de la femme. C’est ainsi que le nombre de femmes augmente grandement durant les premiers siècles de notre ère, alors qu’elles trouvent dans la foi chrétienne la liberté qui leur est refusée dans la société romaine, où la femme a autant de droits civiques qu’un esclave ! Bien que depuis l’Empereur Constantin, la femme ait vu son rôle actif au sein de l’Eglise fortement limité, il y a tout de même, au fil des siècles, des figures chrétiennes qui marquent leur temps : la moniale cistercienne Mechtilde de Hackeborn (1241-1298), la mystique anglaise Julienne de Norwich (1342-1416), ou encore la religieuse espagnole Thérèse d’Avila (1515-1582), par exemple.
Une égalité sans faveurs
A la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, alors que les mouvements abolitionnistes en Grande-Bretagne et en Amérique du Nord se font de plus en plus militants, de nombreuses femmes, pleinement engagées dans l’abolition de l’esclavage, découvrent que le verset sur lequel se fonde la rhétorique abolitionniste – Galates 3.28 : « Il n'y a donc plus de différence entre les Juifs et les non-Juifs, entre les esclaves et les hommes libres, entre les hommes et les femmes. Unis à Jésus-Christ, vous êtes tous un » – s’applique lui aussi au statut de la femme. C’est dans une société patriarcale, où les femmes n’avaient aucuns droits légaux, puisqu’elles étaient soit sous la tutelle paternelle ou alors unies à leur époux par les droits du mariage, et où l’éducation intellectuelle des filles était presque inexistante, qu’émerge Sarah Grimké, une femme au caractère indépendant et fort. Tout en étant dévouée à la cause abolitionniste, aux côtés de sa sœur Angelina Grimké, Sarah s’attelle à dénoncer l’exégèse de certains passages de la Bible, qui ont permis à l’homme de « maintenir la femme en sujétion ». Alors qu’elle a atteint la quarantaine, elle ne réclame aucune faveur pour les personnes de son sexe, mais revendique l’égalité. « Tout ce que je demande à nos frères, c’est qu’ils veuillent bien retirer leurs pieds de notre nuque et nous permettre de nous tenir debout sur cette terre que Dieu nous a destinés à occuper »[2].
La vanité des femmes-objets
Selon Sarah Grimké, « les femmes sont artificiellement privées des moyens de cultiver leur esprit, de tout ce qui pourrait élever et affiner leurs passions et leurs attaches »[3]. Les hommes, se complaisant dans leur « suprématie », n’ont ainsi point contesté certaines lectures de la Bible rabaissant la femme, au lieu de reconnaître qu’elle aussi a été créée à l’image de Dieu. Ils ont renforcé l’image de la femme comme objet de plaisir. Ainsi, encouragées dans leur orgueil, nombreuses sont les femmes qui aiment « jusqu’à l’extravagance à embellir leur personne »[4]. Selon Sarah Grimké, « ce type d’attention, qui encourage l’orgueil chez la femme, n’est accordé que comme une sorte de compensation, en échange de ces droits dont nous sommes dépouillées »[5]. De tels commentaires sur l’objectification de la femme, nous appellent à nous demander, nous aussi, combien la femme du XXIe siècle vit toujours sous les contraintes de la femme-objet (et de son propre plein gré).
Hommes et femmes, êtres moraux et responsables
Le regard de Sarah Grimké est clairvoyant et toujours d’actualité, alors que femmes et hommes ont marché contre le machisme toujours présent dans notre société moderne. Grimké voit juste. Elle ne réclame pas des droit spéciaux pour les personnes de son sexe. Elle se bat pour que la femme soit reconnue égale à l’homme dans ses capacités, et ses devoirs moraux et intellectuels. Dès lors elle déclare : « En tant qu’êtres moraux et responsables, les hommes et les femmes ont la même sphère d’action. Les mêmes devoirs leur sont dévolus. »
Le Christ et son idéal renversé
Ces lettres, traduites en français par le professeur d’histoire du christianisme de l’Université de Genève, Michel Grandjean, dans une livre paru en octobre dernier, révèlent une plume mordante qui ancre son argumentation dans la Bible. La figure du Christ, et son appel à un idéal renversé, celui d’un Dieu qui s’est fait homme et qui est mort sur une croix afin que tout être humain ait la vie éternelle, imprègne chacune des lettres de Sarah Grimké. Elle invite ses lectrices et lecteurs à répondre à l’appel du Christ, à marcher à sa suite, tout en sacrifiant sa vie pour son prochain, en luttant contre l’oppression. « Par égard pour un Sauveur qui aime jusqu’à en mourir, par égard pour les millions de païens qui vivent parmi nous, par égard pour les souffrances que la femme endure presque partout dans le monde, par égard pour les terribles ravages de l’esclavage, de l’intempérance, de la débauche et des autres injustices qui minent le bonheur de nos semblables, j’exhorte mes sœurs à venir au secours d’un monde en ruines et à se faire les collaboratrices de Jésus-Christ »[6].
Valoriser les différences dans l’égalité
A l’heure où l’on tend vers une discrimination inverse envers le « premier sexe », dans notre désir de rectifier l’oppression que la femme a subie au fil des siècles, Sarah Grimké apporte une brise d’air frais. Ces lettres, annotées avec soin par Michel Grandjean, sont sources de réflexion et de discussion, alors que le christianisme se voit un devoir moral de soutenir l’égalité des sexes, tout en appuyant et valorisant les différences entre hommes et femmes. A l’heure où les différences se transforment en peur et les peurs en discriminations, il est primordial de se rappeler que la dignité de tout être humain est seulement réalisée lorsqu’on aime et qu’on sert Dieu pour qui il est, et qu’on aime et sert l’humanité pour la gloire de ce Dieu d’amour.
Antje Carrel
Master en littérature anglaise (Unil) et étudiante en théologie, Regent College, Vancouver (Canada)
Voir aussi : « Angelina Grimké : une femme du XIXe siècle plaide la fin de l’esclavage » par Antje Carrel
Sarah M. Grimké, Les lettres sur l’égalité des sexes, introduction,
traduction et notes de Michel Grandjean, Genève, Labor et Fides, 2016, 278 p.
[1] Sarah Moore Grimké, Lettres sur l’égalité des sexes, éd. Michel Grandjean, Genève, Labor et Fides, 2016, p 86.
[2] Ibid., p. 60.
[3] Ibid., p. 97.
[4] Ibid., p. 95.
[5] Ibid., p. 219.
[6] Ibid., p. 214.