Yaëlle Frei a 33 ans. Installée dans son salon, cette maman de plusieurs enfants compulse un classeur où l’on distingue pêle-mêle des feuilles de notes, des lettres et des coupures de presse. Sur un ton monocorde, elle raconte ce par quoi elle est passée en matière d’abus sexuels.
Un habitué du cercle familial
En 1999, les parents de Yaëlle déposent plainte contre un jeune homme qui fréquente les milieux évangéliques de Suisse romande pour abus sexuels contre leur fille. Depuis 4 ans, le jeune homme qui ne fréquente pas la même Eglise que la famille de Yaëlle, est un habitué de leur cercle familial. Antoine (1) aime jouer avec les enfants et bénéficie d’une grande popularité auprès de ceux-ci. Il travaille de nuit et a déposé un flipper au domicile des parents de Yaëlle, ce qui lui donne un prétexte pour des visites fréquentes. « Il entrait sans qu’on le sache par le velux. Tout à coup, on entendait le flipper fonctionner à l’étage… Il avait débarqué ! »
Pendant les 5 ans qu’a duré cette proximité, Antoine a abusé de Yaëlle plusieurs dizaines de fois. « Ma maman avait un souci avec lui, mais elle n’aurait jamais imaginé cela ! » Un jour, un magazine d’une grande chaîne de distribution arrive sur la table familiale. Il traite des abus sexuels. C’est l’occasion pour Yaëlle de parler pour la première fois à ses parents de l’enfer qu’elle traverse. Ceux-ci déposent plainte et sont rejoints par une dizaine d’autres parents qui découvrent que leurs adolescentes ont aussi été abusées par Antoine. Le procès a lieu en novembre 2000 et l’homme proche de la trentaine est condamné à 5 ans de prison ferme.
Des abus à la pornographie
Aujourd’hui, Yaëlle a fondé Innocence (2), une association spécialisée dans la sortie de la pornographie. Pour elle, il y a un lien entre les abus dont elle a été victime entre 9 et 14 ans et sa consommation de pornographie plus tard dans l’adolescence. « Quand les abus d’Antoine ont été terminés, j’ai voulu comprendre les sensations que j’avais ressenties, explique-t-elle. Une telle démarche ne concerne pas toutes les victimes d’abus. Il y a des gestes de l’abuseur qui procurent un certain plaisir, et j’ai voulu découvrir cela par moi-même. » C’est ce que les psychologues définissent comme une partie d’un sentiment d’ambivalence que ressentent les victimes. D’un côté, il y a un sentiment négatif face à l’abus : la honte, la souffrance, la culpabilité… et, de l’autre : un certain plaisir relationnel, sensuel ou même sexuel dans la première phase de l’abus.
Yaëlle se met tout d’abord à lire des petites annonces en lien avec la prostitution. Ensuite, elle commence à parcourir de la littérature érotique, puis pornographique sur Internet. « Je lisais des choses où les filles étaient des victimes… En fait, j’ai eu besoin de découvrir que des adolescentes vivaient les mêmes choses que moi ou pires. » Yaëlle se procure du plaisir en voyant des filles souffrir et subir un rapport de domination ou de manipulation. « Pas sûr que si je n’avais pas subi ces abus, j’aurais eu besoin de découvrir tout cela. C’est parti d’une envie de connaître et, en final, je me suis fait totalement « avoir » par le monde de la pornographie. »
Une vulnérabilité à gérer
Aujourd’hui, Yaëlle Frei se sait vulnérable. Elle a suivi une relation d’aide au travers de laquelle elle a compris que son traumatisme ne serait jamais complètement « réglé ». Lors d’un camp de ski chrétien, elle a eu l’occasion de retrouver sa joie. « J’ai perçu que je n’étais pas simplement quelqu’un de timide, mais que ma joie m’avait été volée. J’ai vécu une guérison, mais régulièrement je tire des racines de cette mauvaise herbe qui a été semée en moi, et on « règle » les choses les unes après les autres. J’ai craint longtemps que mon abuseur ne revienne chez moi par surprise. J’ai été libérée de cette crainte. Je faisais beaucoup de cauchemars, et cela s’est atténué, notamment au travers de la prière. Je vis en paix. Je ne suis pas dans la souffrance, mais je sais que la guérison est un processus continu. » Pour la suite, Yaëlle fait confiance au Seigneur. « S’il a permis de tels abus dans ma vie, je peux en tout cas en tirer une chose positive : être une voix pour ceux qui n’osent pas parler ! »
Serge Carrel