Thierry Juvet, pourquoi avez-vous écrit ce livre Les conflits: une école de l'amour?
Dans nombre d'Eglises et d'oeuvres chrétiennes, j'ai retrouvé le même scénario en matière de résolution de conflits. Les attitudes des protagonistes se ressemblent, y compris dans une certaine régression au niveau de la pensée et du coeur. Mais j'ai l'impression d'avoir aussi écrit ce livre pour moi, pour mettre de l'ordre dans mes idées.
A quoi ce livre doit-il servir?
Si ce livre peut aider des frères et sœurs dans la foi, ainsi que des institutions chrétiennes, à traverser des conflits sans finir ébréchés, je serais très heureux. Parce qu'il est normal que des conflits surviennent, et cela ne devrait pas conduire à la panique, au déni ou à la violence. Je suis convaincu qu'il est possible de s'entraîner « en eaux calmes » à mieux traverser les temps de conflits.
Ce livre est donc un entraînement à la gestion non violente de conflits. Dans nos Eglises, il est possible d'apprendre à débattre, à s'écouter, à se comprendre et à décider en satisfaisant le plus possible les gens. Mais cela n'est pas inné. C'est un apprentissage ainsi qu'une école de l'amour.
Vous dites que la survenue de conflits est normale, que le conflit n'est pas un péché du point de vue théologique. Alors pourquoi en avons-nous si peur dans nos Eglises?
Il faut s'entendre sur la définition du mot « conflit ». Un conflit, c'est la coexistence de plusieurs points de vue différents, ainsi que la volonté des parties de faire valoir leur point de vue. Il n'y a donc pas forcément de violence dans un conflit.
Il est normal d'avoir des conflits, puisque nous sommes différents et que nous avons des idées différentes. C'est un mythe de croire que les chrétiens sont appelés à avoir tous les mêmes idées qui, de plus, seraient celles de Dieu. Nous sommes donc appelés à gérer nos différences.
Contrairement aux politiciens, les chrétiens ne sont pas formés à la différence. Lors d'un débat politique, des adversaires sont capables de combattre leurs idées... puis, à l'issue du débat, de se retrouver pour boire un verre.
Pourquoi les chrétiens vous semblent-ils particulièrement peu préparés à la gestion de conflits?
Parce que la gestion d'un conflit implique une remise en question personnelle et que cela effraie. Mais nous devons savoir qu'il est possible de comprendre l'autre, de le respecter... tout en gardant la possibilité de rester sur ses positions. Cette capacité à respecter l'autre dans sa différence fait partie de la « sanctification horizontale », l'amélioration de la qualité de nos relations avec notre prochain. Par contre, en « sanctification verticale », en recherche d'une bonne relation avec Dieu, nous sommes bien plus forts.
Plusieurs institutions sociales du canton de Vaud demandent à des gens comme moi d'assister à leurs débats et de les prévenir lorsque leur fonctionnement relationnel n'est pas bon. Je vois quand les interlocuteurs ne s'écoutent pas ou ne se comprennent pas, et je le leur dis. Les conseils d'Eglises gagneraient à se laisser accompagner par des personnes formées à la médiation, mais ils ne le font pas. Ce serait pourtant une manière efficace de prévenir des dérapages lorsque des conflits surviennent.
Vous écrivez qu'un conflit peut dégénérer jusqu'à la violence. Aussi dans nos Eglises?
En violence psychologique ou spirituelle, oui, c'est possible! Certaines prises de parole, dans des assemblées générales, sont très violentes. C'est aussi le cas de silences et de mises à l'écart. Dans les Eglises, j'ai rencontré des gens détruits par de telles violences, ou parce qu'ils n'ont pas été capables de gérer leur propre implication dans un conflit. Je me souviens d'une situation dans laquelle les gens s'échangeaient des courriels d'une méchanceté épouvantable, tout en m'affirmant qu'ils s'aimaient...
Dans l'Eglise, un conflit ne se traite pas au moyen de la discipline. Pourquoi parlez-vous de confusion à ce sujet?
Il existe plusieurs réponses possibles à la résolution d'un conflit: la négociation directe entre les protagonistes, la médiation si une aide à la négociation est nécessaire, une décision arbitrale si la discussion n'a pas abouti... Ainsi, dans certaines situations, des instances doivent arbitrer et décider. Mais cela ne signifie pas que les « perdants » sont moralement répréhensibles.
On considère parfois, à tort, qu'une opinion défendue est un péché et on met les gens sous discipline. C'est une solution de facilité qui consiste à dénigrer l'autre, plutôt que de chercher ce qui est possible de faire ensemble.
Dans votre livre, vous revisitez des termes couramment employés dans nos Eglises, tels que amour, humilité, pardon, vérité... Avons nous des idées fausses à leur sujet?
Je ne sais pas mieux que les autres ce que sont l'amour, l'humilité, la vérité ou le pardon. Mais, dans des situations conflictuelles, ces notions sont souvent utilisées de manière incorrecte. Par exemple, dans des situations tendues, j'ai entendu des personnes dire: « On n’a qu'à pardonner! » ou « Moi, je sais où est la vérité ». Mais ça ne marche pas. J'ai aussi rencontré des gens qui disaient: « Par humilité, je laisse tomber mes revendications. » Mais il ne s'agit pas d'humilité... et cela génère de l'amertume. Il n'empêche que, parfois, il faut savoir lâcher du terrain et reconnaître qu'on a tort. Je voulais donc définir ces termes, dans le cadre d'une réflexion sur les conflits.
A quel moment une médiation est-elle utile?
La médiation est adaptée à une situation conflictuelle dans laquelle les parties sont disposées à trouver une solution discutée et raisonnable. Sans ce préalable, elle n'a pas de chance d'aboutir.
Dans sa version la plus naturelle, la résolution d'un conflit se passe de médiateur. Lorsque cela s'avère nécessaire, un médiateur aide les parties à bien dialoguer et à bien négocier. Mais il ne possède pas de potion magique qui réglerait tous les problèmes.
Dans certains cas, lorsque les parties constatent que leurs positions sont irréconciliables ou lorsqu'un conflit a dégénéré en affrontement, la médiation n'est plus adéquate. Un arbitrage est nécessaire. Suivant les circonstances, il peut prendre la forme d'un vote ou d'une décision imposée par une autorité. Dans ce cas, les parties doivent se préparer à avoir – sereinement – tort ou raison. Il est important d'aider les « gagnants » à ne pas tomber dans l'orgueil, et les « perdants » dans l'amertume.
Un médiateur est-il condamné à décevoir les deux parties en conflit?
Il est vrai que la fonction de médiateur est toujours un peu piégée. Lorsqu'une médiation aboutit, on se dit que la solution aurait aussi été trouvée sans l'aide du médiateur. Dans le cas contraire, on se demande ce qu'il a fait. L'important est d'avoir des attentes adaptées au rôle spécifique d'un médiateur.
Certaines personnes attendent, à tort, qu'un médiateur pratique un arbitrage... bien sûr en leur faveur! Cela se manifeste par des attitudes et des mots: « Vous êtes bien d'accord, Monsieur le médiateur. » Mais le médiateur n'a pas pour fonction de dire qui a raison et qui a tort... à supposer que certains aient raison et d'autres tort. Je me souviens d'une personne qui, dans une situation conflictuelle, s'était opposée à l’idée d'écouter les autres. Bien plus tard, elle m'a dit: « Maintenant, j'ai compris ce que vous vouliez dire. » Eh bien, cela fera quelqu'un de très utile dans son Eglise et dans sa fédération!
D'autres personnes croient qu'un médiateur est une sorte de Superman spirituel qui résoudra la situation grâce à ses prières. Là encore, leurs attentes sont mauvaises. En matière de conflits, il n'y a pas de spécialistes, juste des gens qui cheminent ensemble...
Parfois, après avoir entendu séparément les parties en conflit, je découvre que celles-ci ne sont pas prêtes à entrer dans un processus de médiation et je leur propose alors de renoncer à une médiation.
Une médiation qui a réussi, c'est quoi?
C'est une situation qui a évolué... pas forcément la découverte d'une solution! En effet, certains conflits n'ont pas de solution. Mais lorsqu'une médiation permet aux parties de dire: « On est d'accord qu'on n’est pas d'accord », une réussite partielle a été obtenue. Les parties sont arrivées à se reconnaître mutuellement sans se dénigrer, sans s'écraser.
Une médiation est réussie lorsqu'une position satisfaisante pour chacun a été trouvée. Elle permet aux parties d'entrer dans une nouvelle relation. Mais cela a demandé aux personnes impliquées de se remettre en question, d'apprendre à mieux comprendre les autres, de se laisser transformer par le conflit et sa résolution. Cette démarche de «sanctification horizontale» est parfois aussi constructive qu'une relation d'aide. Cependant, il faudrait vérifier que les personnes impliquées ne repartent pas déçues, bloquées, renforcées dans leur conviction d'avoir eu raison, mais de ne pas avoir été comprises.
Propos recueillis par Claude-Alain Baehler
Thierry Juvet,
Les conflits: une école de l'amour, Saint-Légier, Emmaüs, 2011, 166 p.
Autour de ce thème, voir ausi l'article de Laurent Cuendet: "Médiation et conflits: avant tout une affaire de coeurs!"