Pensée : Il faut se déraciner. Couper l'arbre et en faire une croix, et ensuite la porter tous les jours. Simone Weil (philosophe française, 1909-1943), in La pesanteur et la grâce.
L'Etat d'Israël est une construction patiemment élaborée dès la fin du XIXe siècle. Les pogromes des années 1880 en Europe de l'Est et l'émergence des revendications nationalistes, ont suscité le sionisme. La Palestine a été progressivement colonisée. Finalement l'Etat d'Israël, a été proclamé le 14 mai 1948 à Tel-Aviv.
Dans la première moitié du XXe siècle, l'Europe a connu de terribles déchirures dont, en particulier, la Shoah, cette effroyable entreprise d'élimination de plus de 5 millions de Juifs par le régime nazi. L'horreur de la Shoah a accéléré le processus de fondation d'Israël dont l'existence a été décidée par la résolution 181 de l'ONU (29 novembre 1947).
Le second conflit mondial a bouleversé les consciences de telle sorte que, dès la fin de la guerre, chacun en a déduit : « Plus jamais ça ! » Ce slogan a présidé à la reconstruction de la société occidentale après guerre. De même, en Israël, le souvenir de la Shoah, remis en valeur dès le début des années 1990, a développé la volonté de ne plus jamais revivre un tel événement.
Deux interprétations opposées
Or, les interprétations israéliennes et occidentales du slogan sont diamétralement opposées. Pour l'Occident, « Plus jamais ça ! » implique la nécessité de promouvoir une société ouverte, libérale, fondée sur le refus de toute forme de discrimination et de stigmatisation. Ne plus jamais reproduire la situation politique et sociale d'avant la Seconde Guerre mondiale. Ne plus jamais définir le statut de citoyen sur des bases ethniques ou religieuses. Plus jamais de frontières hermétiques qui favoriseraient un nationalisme exacerbé. Développer un idéal politique fondé sur la réconciliation entre les Etats précédemment en guerre. Conférer des droits égaux à tous les citoyens des Etats quelles que soient leur religion, leur origine linguistique, leur tradition. L'Europe s'est dotée de structures politiques et juridiques pour réaliser cet objectif : le Conseil de l'Europe et son versant juridique, la Cour européenne des droits de l'homme, l'un et l'autre institués en 1949.
Israël adhère aussi au slogan « Plus jamais ça ! ». Mais il le décline à l'opposé des Européens. Les Juifs ont été victimes d'autrui; désormais leur destin collectif ne devra plus jamais être déterminé par d'autres. Pour ce faire, ils revendiquent un Etat « à soi », exclusivement pour eux-mêmes, un Etat qui ne tolère l'autorité – même morale – d'aucune instance internationale, surtout pas celle de l'ONU et de ses différents organes. Un Etat dont la religion est l'une des composantes identitaires majeures. Les droits et les libertés des non-Juifs sont certes garantis en Israël, mais ces citoyens ne peuvent pas appartenir pleinement à l'Etat. Ainsi Israël ne possède pas de constitution, ni d'espace laïque, pas de mariage civil. La primauté du caractère juif d'Israël est incontestée, les droits collectifs des Juifs y ont la préséance sur les droits de l'homme individuel. De fait Israël comprend de fortes minorités non juives, en particulier 1,5 million d'Arabes, mais ceux-ci n'ont pas pleinement les mêmes droits, privilèges et responsabilités que ceux accordés aux Juifs.
La peur nourrit la peur et tue la confiance
Cette compréhension antinomique des valeurs constitutives de leurs identités réciproques explique la mésentente qui s'est installée entre le Monde occidental, en particulier l'Europe, et Israël. Yitzhak Rabin a été le dernier Premier Ministre qui a manifesté un désir sincère d'établir la paix avec ses voisins. Il a été assassiné par un Juif le 4 novembre 1995. Dès lors tous les gouvernements israéliens ont renforcé la dynamique ethnocentrique de l'Etat d'Israël. Bien sûr que l'existence d'Israël est contestée par certains d'une manière scandaleuse. S'appuyant sur de vieux réflexes de peur, nourris par les gesticulations du président iranien Ahmadinejad, et les actions désespérées du Hamas, les gouvernements israéliens n'ont fait que renforcer leur mainmise sur la Cisjordanie avec le rêve caché – pudiquement qualifié de « transfert » par Liberman – de refouler tous les Arabes à l'est du Jourdain. Une amie israélienne reconnaissait que cette action provoquerait un tollé universel, mais elle spéculait sur sa rapide acceptation. Les peuples oublient vite (2) ! Par ailleurs, l'animosité entretenue avec le monde arabe et musulman ne sert-il pas aussi de ciment à la société israélienne qui a peur de ses fractures internes ?
Pour poursuivre sa politique, Israël doit maintenir une suprématie militaire absolue afin de dominer la population arabe. Au niveau du discours, le gouvernement actuel parle, en termes vagues, de la solution de deux Etats. Mais il fait en sorte, selon les principes constitutifs du sionisme élaborés dans les années 1920 par Vladimir Jabotinsky, de ne jamais signer quelque engagement que ce soit – « Le seul moyen d'obtenir un accord dans l'avenir, c'est de renoncer à en obtenir un dans le présent » – dans l'idée que tout engagement actuel priverait Israël d'une opportunité plus favorable dans l'avenir. Alors, dans la pratique, la solution à deux Etats est rendue de plus en plus inapplicable par la politique d'annexion rampante du territoire palestinien, considéré comme faisant partie de droit d'Eretz Israël !
Les victoires militaires ne font pas la paix
Au fil des années, les électeurs israéliens ont plébiscité des gouvernements très à droite en espérant ainsi solutionner les problèmes du pays. De fait la situation s'est améliorée. La situation économique est florissante, en particulier pour la population laborieuse en phase avec les développements technologiques contemporains. Israël est le pays où il y a le plus de start-up en haute technologie au monde. Israël a une perspective prometteuse de pouvoir exploiter à son profit d'importants gisements de gaz en Méditerranée. Le peuple palestinien, « sonné » par les mesures répressives qu'il subit, a perdu la capacité d'une résistance commune. Tout semble aller pour le mieux. Mais le malaise demeure. Renforcer son arsenal militaire ne fait pas gagner la paix. Cinq anciens directeurs du Shin Beth ont témoigné dans le film Gatekeepers du réalisateur israélien Dror Moreh (2012). Leur témoignage se résume dans ce constat : « Des batailles ont été gagnées, mais la guerre a été perdue. » Autrement dit, Israël n'a pas su créer une situation politique meilleure. L'autisme politique (3) actuel conduit à ignorer ses plus proches voisins au profit de l'achèvement du projet sioniste. Or, moralement il est difficile à une « démocratie » de soumettre sa population à l'humiliation d'une occupation militaire. Partout l'impression prévaut que l'occupation corrompt l'âme israélienne et n'apporte pas de vraie solution. Au contraire, elle fragilise à long terme l'existence même d'Israël.
Face à cette quadrature du cercle, comment militer à la fois en faveur de l'existence d'Israël en tant qu'Etat libre et autonome, et en faveur des droits légitimes des Palestiniens ? Ce questionnement est porté en Israël comme dans la Diaspora. D'innombrables groupements, convaincus de la légitimité de l'existence d'Israël, militent simultanément en faveur d'une politique de cohabitation positive avec le peuple palestinien (4). Or la classe politique dominante essaie de les museler. Leurs membres sont discrédités et qualifiés de « Juifs honteux » ou encore d'« alterjuifs ».
Quel discernement ?
Dans un tel contexte, comment les chrétiens d'ici, qui s'inspirent de l'enseignement de Jésus sur l'amour de l'ennemi, peuvent-ils agir ? Voici trois pistes, bien modestes :
- Ne faudrait-il pas rappeler, comme nombre de Juifs le font, l'échec du projet sioniste qui souhaitait offrir aux Juifs un espace de sécurité et de paix ? Pour beaucoup, Israël ne met plus les Juifs en sécurité. Sa violence provoque l'instabilité et la peur pour ceux qui sont sous sa sphère d'influence, et met en danger la sécurité de tous. Le non-respect des droits de l'homme pratiqué par Israël risque de susciter un nouvel antisémitisme. Soyons vigilants pour éviter des amalgames indus.
- Entendre des voix de réconciliation. Ces voix sont si ténues qu'elles sont parfois inaudibles. Mais n'est-ce pas notre vocation de porter (parfois dans la peine) une vision de paix qui paraît toujours plus irréaliste ? C'était la conclusion de notre brochure (5).
- Alors que je rédige ces lignes, dans le temps pascal, il me revient l'épisode de la montée de Jésus à Jérusalem. Une montée qui a vu Jésus pleurer sur la ville. Larmes de compassion, d'impuissance, de tristesse face à un aveuglement tenace... « Combien de fois j'ai voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes ! Mais vous ne l'avez pas voulu » (Mt 23.37). Il n'y a pas de réconciliation, pas de cohabitation possible sans consolation (6). Devant une cause apparemment insurmontable à vues humaines, les pleurs du Fils de Dieu nous invitent au dessaisissement (7) dans l'espérance toujours ravivée de sa Parousie. Un retour annoncé à Jérusalem aussi bien par le judaïsme, le christianisme et l'islam (8) !
Jean-Jacques Meylan, pasteur.
Notes
(1) Cet article est paru dans la revue Itinéraires (n°82/2013). Nous remercions les éditeurs d'avoir autorisé la reproduction de cette contribution sur lafree.ch. Plus d'infos sur Itinéraires.
(2) Par ailleurs cette même personne disait qu'il serait aussi possible que les Juifs soient rejetés à la mer. Auquel cas ils reprendraient les chemins de l'exil qu'ils ont si bien connu, pour se reconstruire un avenir ailleurs !
(3) Le mot est de Diana Pinto, dans son ouvrage Israël a déménagé, Paris, Stock, 2012, p.145, 182.
(4) En voici une liste bien incomplète :
Organisations juives israéliennes : Stop the wall , Israelis and Palestinians, two peoples, one future, Gush Shalom, The Israeli Committee Against House Demolitions, Combatants for Peace, Women against occupation and for human rights, Breaking the silence, The Israeli Information Center for Human Rights in the Occupied Territories, etc.
Organisations juives de la Diaspora :
- Aux Etats-Unis : Brit Tzedek V'Shalom - Jewish Alliance For Justice & Peace, J Street - The Political Home for Pro-Israel, Pro-peace, Americans.
- En Europe : European Jewish Call for Reason - Le réseau juif européen pour Israël et pour la paix, Union Juive Française pour la Paix, Réseau international des Juifs Antisionistes, Le Cercle Martin Buber, association juive située à Genève, est une plateforme de réflexion et d'information qui vise à mobiliser les communautés juives de Suisse romande en faveur de la paix et d'une solution négociée du conflit israélo-palestinien, etc.
(5) Guy Gentizon, Jean-Jacques Meylan, Israël-Palestine : quelle coexistence ? Dossier Vivre, Genève, Je Sème, 2010. Aimer Israël, aimer Jérusalem, c'est l'invitation à aimer les 11 millions d'habitants de cette terre afin qu'ils vivent en bon voisinage. Le rêve militaro-politique d'un Etat sioniste est irréalisable. Maintenant il faut rêver à développer un Etat multi-communautaire.
(6) Le président Obama l'a bien compris, lui qui dans son discours à Jérusalem, le 21 mars 2013, a insisté sur la nécessité d'offrir à Israël toute la sécurité dont il a besoin afin que ses habitants puissent vivre en paix. Puis il a poursuivi en relevant que les Palestiniens avaient les mêmes besoins existentiels que les Israéliens et qu'il convenait aussi d'entendre ces besoins.
(7) Un dessaisissement qui n'est pas pour autant une démobilisation. S'engager en faveur du respect des droits de l'homme en Israël-Palestine est plus actuel que jamais.
(8) Cet article s'inspire de très nombreuses publications, en particulier les suivantes :
- Diana Pinto, Israël a déménagé, Paris, Stock, 2012.
- Diana Pinto, « 'Plus jamais ça', Europe, Israël : les malentendus », in Le Débat, 2010/4, n°161, p. 147-157.
- Revue Books, Livres & idées du monde entier, art. « Le suicide d'Israël », janvier 2013.