Pour justifier l’interdiction de se mettre en colère, notamment envers ses parents, un texte est souvent cité, surtout aux personnes qui ont eu des parents difficiles, voire toxiques ou abuseurs : « Honore ton père et ta mère, afin de jouir d’une longue vie dans le pays que l’Eternel ton Dieu te donne » (Ex 20.12). Ce cinquième commandement du Décalogue mérite qu’on s’y arrête, car la mauvaise compréhension de ce passage conduit de nombreuses personnes à un blocage dans leur travail thérapeutique.
Observons tout d’abord que la Bible, dans ce commandement et dans d’autres textes, parle du père et de la mère comme de deux individus, considérés chacun à part entière. La Bible ne parle pas d’une entité « parents », englobant les deux sans distinction. Ainsi, par exemple, nous retrouvons cette distinction où il est question de « son père et de sa mère » dans la Genèse : « C’est pourquoi, l’homme laissera son père et sa mère et s’attachera à sa femme » (Ge 2.24) ; et dans le Lévitique : « Que chacun de vous respecte l’autorité de sa mère et de son père » (Lé 19.3). Il n’est pas question d’honorer ses parents, mais « son père » et « sa mère ». Ce qui compte, c’est le rapport que la personne a, en tant qu’individu, avec chacun. Parler de « mes parents » n’est pas pareil que de dire « mon père », « ma mère ».
La principale difficulté de ce verset est, comme le souligne l’exégète Alphonse Maillot dans son commentaire sur les Dix Commandements, qu’on a trop souvent confondu « honorer son père et sa mère » et les vénérer. Or le terme hébreu employé pour honorer, « kabèd », a pour sens littéral « donner du poids »(1).
Pour l’hébreu, l’honneur désigne donc la valeur réelle de quelque chose, estimé à son vrai poids. Le respect, précise Ouaknin, rabbin et philosophe contemporain, dans son livre Les Dix Commandements(2), c’est « le poids accordé ».
Dans ce verset, cela signifie qu’honorer son père et sa mère, c’est donner, reconnaître le juste poids de l’éducation reçue, c’est-à-dire faire une évaluation critique et reconnaître ce qui a été bon, moins bon, voire carrément mauvais.
Le droit d’inventaire
La difficulté est que les patients que j’accompagne se heurtent à un tabou qui a perduré pendant des siècles : les parents interdisaient aux enfants le droit d’inventaire sur ce qu’ils avaient reçu. Les descendants étaient enfermés dans le silence à ce sujet.
On pourrait appeler cela le complexe de Noé : Noé s’enivre, son fils le voit nu et il est maudit pour cette indiscrétion. De même, les adultes ont interdit à leur progéniture de les « mettre à nu », de porter un regard sur ce qu’ils leur ont transmis et sur leur façon de le faire, développant le tabou du droit d’inventaire. Cet interdit s’accompagne d’une menace : si quelqu’un regarde ses parents et les voit nus, la malédiction va tomber sur lui. Mieux vaut alors, pour cette personne, tirer un voile sur ce passé.
Pourtant, cet inventaire est nécessaire. Notons que ce commandement est le premier auquel est attaché une promesse sur la terre. Si la personne est capable de porter un regard critique, c’est-à-dire d’évaluer le positif et le négatif, ce qu’elle a reçu de bon et de moins bon, voire de mauvais, de son père et de sa mère, et d’en voir les conséquences, alors ses jours seront prolongés sur terre(3). Ouaknin souligne qu’inversement, on raccourcit sa vie si on n’attribue pas à ses parents le poids réel qu’ils ont eu(4).
(1) Voir : Xavier Léon-Dufour, Le vocabulaire de théologie biblique, Cerf, 1988, p.504.
(2) Seuil, 1999, p. 129.
(3) Lire à ce sujet : James Schaller, Mon père, ma blessure, Ed. Empreinte Temps Présent, 2000.
(4) Pour aller plus loin : Jacques Poujol, La colère et le pardon – Un chemin de libération, Ed. Empreinte, 2008 ; Jacques Poujol, L’accompagnement psychologique et spirituel – Guide de relation d’aide, Ed. Empreinte, 2014.