J’aurais dû prendre le train. Quelle conne !
Je le savais. Je le sentais. Mais non ! Tête dure, comme d’habitude. Tête de mule.
Du coup, j’avance en accordéon, sans l’accordéon. Sur l’autoroute des retours de week-end. Dimanche soir, en hiver.
Coincée.
Ah… on dirait que ça se débouche… (trente mètres plus loin)… ah non. Je déteste ce sentiment de faire du sur-place, de ne pas avancer. Ça me rappelle trop ma vie, je crois. Oui, parce que, là non plus, je n’avance pas.
Et je redoute tellement ces fêtes de Noël, ces rencontres de familles, avec toujours la même question : « Alors, Steph, tu en es où, toi ? »
Comme si c’était obligatoire d’en être quelque part.
J’en suis où… j’en sais rien, moi ! Je t’en pose des questions ?
J’aurais dû prendre le train !… C’est la millième fois que je me dis ça, mais là, ça devient de plus en plus clair ! J’aurais dû prendre le train. Oui, je sais. Sauf que le train est passé, et que ça ne sert pas à grand-chose de ressasser ce genre de pensée.
« Il y a certains trains de la vie qu’on peut prendre plusieurs fois, Stéphanie. »
C’est venu comme ça, dans ma tête, pourtant embuée de plein de pensées. Une petite voix. Ma conscience, peut-être, ou un ange, je ne sais pas. En tous les cas, une voix.
« Il y a certains trains de la vie qu’on peut prendre plusieurs fois, Stéphanie. »
C’est là que j’ai commencé un de ces monologues dont j’ai le secret : « Mais de quoi on parle, là ? De mes études ? De mon métier ? De mes choix – peu rationnels, j’avoue – en matière de relation amoureuse ? Hein ? De quel train on parle ? »
« On parle de ton train de vie, Stéphanie. » Encore cette voix ? C’est pas vrai !
Pour éviter d’y faire face, j’allume la radio. Les nouvelles : « Neuf mille huit cent septante six cas de Corona ; vingt-neuf morts ; cent quatorze hospitalisations ». J’éteins direct. On ne pourrait pas parler d’autre chose ? Ça fait deux ans qu’on nous bassine avec les mêmes chiffres, les mêmes thèmes, les mêmes rengaines. On ne pourrait pas nous donner le nombre quotidien de personnes guéries ? Ou le nombre de ceux qui sont sortis de l’hôpital ?
Si on peut compter ceux qui entrent, on peut aussi compter ceux qui sortent, non ? Non, visiblement, ça, on ne peut pas.
Du coup, me voilà repartie dans mon monologue intérieur !
– Mon train de vie… mon train de vie. Qu’est-ce qu’il a mon train de vie ?
– Il est trop rapide, Stéphanie. Il s’emballe. Il va dérailler. Ralentis !
– J’aimerais bien t’y voir, toi ! Je le sais, tout ça, mais j’peux pas. Trop d’attentes, trop de poids, trop d’obstacles à la joie. J’peux pas.
– Tu ne peux pas ? Ou tu ne veux pas ?
L’ennui avec cette radio-là, cette radio intérieure, c’est qu’on ne peut pas l’éteindre aussi rapidement que l’autre. Quand c’est parti, ça ne s’arrête pas. En tous les cas chez moi.
Un train de vie inarrêtable. C’est possible, ça ? Plus d’arrêt. Plus de pause.
Et pour combien de temps ? Six mois, douze au plus… et pour gagner quoi ? Du temps ? Ce temps que j’ai tellement l’impression de perdre.
Et voilà qu’on me klaxonne ! Ça va aller, oui ? C’est quoi le problème ? Ah, oups… j’ai oublié d’avancer, moi. Presque deux cent mètres de retard ! Deux cent mètres d’une seule traite, ça fait des heures que ça ne m’est plus arrivé, ça. Trop d’émotion d’un coup ! Attention, il va falloir gérer !
(Deux cents mètres plus loin) C’est bon. Me voilà de nouveau arrêtée. Point mort.
Le problème, avec mon train de vie, c’est que je n’ai même plus le temps de profiter du paysage, de profiter des relations. Tout passe tellement vite. Je n’ai pas encore déraillé, c’est vrai, mais j’ai l’impression que ça fait longtemps que je ne sais plus pour quoi je roule.
Ce n’est pas tellement le sens ou la direction qui me manque, je crois. Mais plutôt la raison de tout ça. La raison à tout ça.
Je fais un nouvel essai avec la radio… suspens… les inforoutes ? Ah non… Jacques Brel… c’est presque pire ! « Quand on n’a que l’amour ». Ça tombe bien, dis, moi qui suis toute seule dans ma voiture, toute seule dans mon lit, toute seule dans ma vie.
J’ai eu envie de crier au ciel : « Tu fais exprès ou quoi ? » Mais j’ai rien dit. Parce que cette chanson, juste au moment où je me pose la question de la raison de ma vie, ça m’interloque. Ou ça m’interpelle, je ne sais plus comment on dit.
« Quand on n’a que l’amour ». C’est ce qui me manque, en fait. C’est ce qui nous manque, à tous. Quel que soit le rythme de notre vie.
« Il y a certains trains de la vie qu’on peut prendre plusieurs fois, Stéphanie ».
Et si je prenais le prochain ? Pas celui de l’amour humain, non. Pas prioritairement du moins. Mais le train d’un amour plus grand.
Le train d’un amour qui me viendrait du ciel, par exemple. Un train d’amour qui nous vient de Dieu, ça existe, ça ?
« Il y a certains trains de la vie qu’on peut prendre plusieurs fois, Stéphanie. »
La prochaine fois, je prends le train.
Promis.
Gilles Geiser