Jacob est un habile stratège pour faire sa place au soleil. Il avait d'ailleurs de qui tenir puisque sa mère, qui le préférait à son frère Esaü, l'avait poussé à comploter pour obtenir la bénédiction paternelle. Lorsqu'Esaü se vit trompé, il entra dans une telle colère que le trompeur, pour sauver sa peau, dut fuir chez son oncle Laban qui l'accueille avec plaisir et l'intègre si bien à sa famille qu'il lui offre ses deux filles en mariage. Les années passent. Jacob voit sa situation économique prospérer. A force d'habileté, il réussit à se faire une fortune enviable. Sur le plan familial, il est comblé. Ses deux épouses et leurs servantes lui donnent douze fils dont il est fier... et Dieu reste pour lui un allié indéfectible.
Les années passent. Les ennuis avec Laban et le mal du pays font que Jacob décide de retourner sur sa terre d'origine. Il fait le chemin inverse qu'il avait parcouru vingt ans auparavant (Gn 31.41). Même chemin, mais quel changement ! Il était parti seul, le voilà de retour à la tête d'un immense patrimoine, femmes et enfants, serviteurs et servantes, troupeaux. Même chemin, et même bonté de Dieu qui lui offre toujours appui et protection (Gn 31.3, 24, 32.1). Cependant un terrible danger menace de détruire cette belle harmonie. Esaü, qui a décidé de se venger, attend Jacob avec une armée de l'autre côté de la frontière.
La nuit du Yabbok
Une rivière et les douze heures de la nuit séparent les deux frères. Le choc est inévitable... Le trompeur se sent pris au piège. L'heure de vérité a sonné. Mais alors, où est Dieu ? Que fait-il, lui qui s'est trouvé si prévenant jusqu'ici ? Tout a si bien été jusqu'alors, Dieu pourrait tout de même faire quelque chose... neutraliser ce frère ennemi. Jacob se sent livré à lui-même... Il met alors en place une stratégie en trois points :
1. Il se prépare à faire la guerre et sépare ses hommes en deux groupes (Gn 32.8).
2. Il cherche à apaiser son frère par des cadeaux (Gn 32.14-22).
3. Il prie : « Délivre-moi, je te prie, de la main de mon frère, de la main d'Esaü ! » (Genèse 32.11).
Aucune de ces démarches n'aura de succès. Les cadeaux : le frère n'en veut rien, lui aussi est riche. Dieu ne répondra pas à cette prière terriblement utilitaire... ou plutôt il y répondra autrement.
Alors que la nuit tombe, le trompeur s'est séparé de tous ses biens, de ses épouses, de ses serviteurs-soldats. Il est seul au bord de la rivière. Rivière frontière... temps charnière. Désormais dans sa vie, il y aura un avant et un après Yabbok. La vie réserve des temps cruciaux....
Jacob est seul... avec son tempérament de trompeur, ses passions, ses doutes, ses peurs, sa culpabilité. Il est face à lui-même avec tout ce que sa conscience porte de lourd et de culpabilisant. Il engage un vrai corps à corps avec ses zones d'ombre... qui ressemblent aux nôtres. Nous avons tous vécu des temps de crise : problèmes de santé, crises professionnelles, crises conjugales, maladies, deuils, etc.
Dans cette nuit, Jacob revisite son passé : la bénédiction usurpée, le père trompé, humilié, sa mère intrigante, manipulatrice, le frère en colère, la fratrie déchirée, la famille divisée, les années d'errance, le labeur chez Laban... Dans cette nuit obscure, oubliés les épouses, les enfants, toutes les richesses accumulées... tout cela semble bien futile et ne peut plus cacher la réalité de ce que Jacob ressent de lui-même : un trompeur.
Au cours de cette lutte avec lui-même un mystérieux personnage rejoint Jacob pour le combattre. Un ennemi de Jacob ? Certainement pas. Tous les combats ne se mènent pas avec des ennemis. Il y a de bons amis qui partagent nos combats. Cet ennemi/ami va aider Jacob à traverser cette nuit obscure. Cet amical ennemi va le révéler à lui-même. Comme l'apôtre Paul (Rm 7), Jacob sait bien que le combat contre lui-même est perdu d'avance, à moins que tout change... Changer son identité de trompeur, se décharger de sa culpabilité, changer son regard sur la vie et sur les autres, construire de nouvelles relations... Ça, Jacob n'osait qu'à peine l'espérer... jusqu'à ce que son adversaire le lui propose lui-même.
« Quel est ton nom ? » Quelle est ton identité ? Qui es-tu vraiment ? « Jacob, le trompeur... », répond Jacob. Cette fois-ci, il ne triche plus. Après cet aveu, vient alors la bonne nouvelle : « Ton nom ne sera plus 'le trompeur', mais ton nom sera 'Israël', car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu as été vainqueur ! »
Ce combat l'a épuisé, retourné, fracturé. Son être profond a été touché de telle sorte qu'il en ressort boiteux. Il redevient fragile. Fragile à l'image de l'enfant qui sommeille en lui et qui a besoin de son père. Lui qui a arraché avec violence la bénédiction à son père, peut enfin visiter cette blessure... Il peut renouer avec ce père qu'il avait trompé. Il peut « se réconcilier » pour reconstruire au fond de lui l'image d'un père aimant, d'un père à aimer, et non plus l'image d'un père à conquérir par le mensonge. Jacob peut alors construire des relations de confiance avec son entourage. Il peut exister en recevant sa vie des autres... des mains de Dieu. Le dialogue avec l'autre combattant lui apprend que celui avec qui il a lutté, c'est Dieu lui-même. Qui d'autre peut changer le nom des hommes, si ce n'est Dieu lui-même ?
Voir la face de Dieu... chez l'autre
Jacob, le trompeur, a vu Dieu face-à-face. Cette rencontre l'a transformé. Il boite, toutes ses stratégies se sont effondrées. Il est vainqueur, mais sa victoire n'est pas la défaite de l'autre. Sa victoire, c'est de s'accepter faible, de renoncer à ses fantasmes de toute puissance et de vouloir dominer ses proches. Il peut renoncer à vouloir tout maîtriser et à gérer sa vie selon ses stratégies. Sa victoire consiste à accueillir le nom nouveau que Dieu lui offre. Désormais, lui qui croyait être un fin stratège, se révèle impuissant devant son frère Esaü. Le face-à-face des deux frères devient inévitable. Mais après la nuit du Yabbok, ce n'est plus un face-à-face militaire, c'est un cœur à cœur.
« Prends mon offrande de ma main : oui, parce que j'ai vu ta face comme on voit la face de Dieu, agrée-moi ! » (Gn 33.10, Segond). Restauré dans son identité première, reconstruit dans sa relation au Père, Jacob peut vivre la bénédiction comme un cadeau à recevoir, un cadeau à offrir, un don à partager et non plus comme un droit à arracher.
« L'homme qui est uni à Dieu... uni par une nuit de lutte... est dégagé, libre du souci de son bien propre pour se mettre au service de l'autre... L'homme qui se reçoit sans cesse et à nouveau de son Père céleste est libre de lui-même, il devient capable d'accueillir son frère »(1).
Désormais c'est Dieu que Jacob va voir chez les autres. Désormais c'est Dieu qui va qualifier son rapport aux autres. Dieu l'a révélé à lui-même, il l'a libéré de lui-même pour le restituer à la liberté de sa véritable origine. Jacob/Israël peut s'abandonner à Dieu. Il sait que désormais quoi qu'il lui arrive, c'est le meilleur.
Jacob a rencontré Dieu... donc il peut abandonner la recherche effrénée de ses privilèges. « Si tu cherches de quelque manière ton bien propre, tu ne trouveras jamais Dieu... Pour accueillir totalement Dieu, il faut s'être abandonné totalement soi-même et être sorti de soi-même, celui-là reçoit de Dieu tout ce que Dieu possède »(2).
Sortir de soi-même... une hanche déboîtée, Maître Eckhart ne pensait pas si bien dire !
Notre vraie identité se réalise dans la relation avec Dieu et avec les autres, et non pas dans l'absolu. Nous pouvons « nous laisser attirer par l'Amour, nous laisser trouver par lui, nous recevoir et nous accepter comme une créature entièrement aimée, guérie, pardonnée, laisser notre cœur renaître à partir de cette tendresse originelle ». C'est le cadeau que Dieu nous offre. Ce cadeau implique un engagement de notre part : « Revenir à la source : réaliser cet amour qui nous est sans cesse adressé, se le réapproprier comme une réalité toujours neuve et jaillissante... Et ce, malgré nos défenses inconscientes, nos inerties, nos ruptures d'alliance qui ont l'air de se répéter comme une fatalité inéluctable et face auxquelles nous nous sentons impuissants. Même dans nos deuils et nos bouleversements... Se recevoir, revenir à l'origine fondatrice, c'est en quelque sorte s'engendrer soi-même et ainsi donner vie non seulement à soi-même, mais aussi donner vie à Dieu en nous et à toute créature. C'est dégager l'image du Christ enfouie dans le sous-sol de notre histoire, y découvrir Son éclat divin, être transformé en la même image (2 Co 3,18) »(3).
Frère ou sœur, souviens-toi de ton propre gué du Yabbok !
Jean-Jacques Meylan
Notes
1 Maître Eckhart, Sermons, Paris, Seuil, 1974, p. 46 et 47.
2 Maître Eckhart, Sermons, Paris, Seuil, 1974, p. 65 et 66.
3 Thérèse Glardon, Ces crises qui nous font naître, Genève, Labor et Fides, 2009, p. 186.