Organiser un débat est un art difficile. Il ne s’agit pas simplement de convier quelques personnes plus ou moins compétentes, d’avoir un animateur qui peut cadrer les propos des invités et de lancer la machine… Pour un bon débat, il faut un mélange de gens compétents et profilés pour qu’il y ait échange… Il faut aussi du côté de l’animateur le choix de quelques questions clés autour desquelles le débat peut s’articuler. Hier soir, à l’Espace culturel des Terreaux, tout est allé de travers pour le débat autour du livre de Shafique Keshavjee : « L’islam conquérant. Petit guide pour dominer le monde. Textes – Histoire – Stratégie ».
Absence tant de l’auteur que de structure au débat
L’auteur du livre, pasteur et théologien réformé, personnalité connue et respectée du canton de Vaud, n’était pas présent. Il avait refusé de participer à ce débat. A son avis, un minimum d’équilibre entre les points de vue n’était pas respecté. Il avait davantage l’impression de passer en tribunal pour son livre que d’être convié à une confrontation équitable sur un sujet délicat.
Michel Grandjean, professeur très compétent d’histoire du christianisme à la Faculté de théologie de Genève, a laissé les invités présenter leur opinion sur le livre, mais n’a nullement mis sur la table les questions délicates que pose l’ouvrage. Du style : que font les musulmans des textes violents de leur tradition religieuse ? Shafique Keshavjee, dans son analyse des textes violents du Coran et des hadiths, ne réduit-il pas leur interprétation à la seule lecture littéraliste que font les djihadistes ? A l’heure de la possible reconnaissance d’intérêt public des musulmans dans le canton de Vaud, quelles garanties donnent-ils contre les radicalisations internes, souvent promues de l’étranger ? Subventionnées massivement par des fonds quataris ou saoudiens, certaines communautés ne vont-elles pas jouer le jeu de puissances étrangères qui se fichent du respect des droits humains, des droits des femmes tout particulièrement, et de la liberté de changer de religion ?
« Pas un livre scientifique ! »
Le débat a commencé par une présentation neutre du livre de Shafique Keshavjee par le sociologue de l’UNIL Philippe Gonzalez. Puis, Wissam H. Halawi, professeur d’histoire sociale et culturelle de l’islam à la Faculté de théologie de Lausanne, a relevé que « L’islam conquérant » n’était pas un livre scientifique, mais plutôt un essai politique ou idéologique, et que, du point de vue de la méthodologie, cela ne correspondait pas à ce qu’il enseignait à ses étudiants.
Le sociologue Philippe Gonzalez a repris la parole pour dire que « L’islam conquérant » laissait peu de place au travail important des diverses traditions religieuses musulmanes qui « calibrent l’interprétation d’un texte du Coran ou des Hadiths » et qui, ce faisant, évitent la violence. Par ailleurs, le sociologue spécialisé dans la présence des religions dans l’espace public a souligné que le livre du pasteur vaudois avait été publié conjointement avec l’Institut pour les questions relatives à l’islam (IQRI), une instance proche du Réseau évangélique suisse. Donc que cet ouvrage est proche d’une perspective des milieux évangéliques qui développeraient un agenda politique particulier, tant aux Etats-Unis qu’en Suisse.
Ensuite Sandrine Ruiz, présidente de l’Union vaudoise des associations musulmanes (UVAM), a pris la parole et confessé qu’elle n’avait pas lu le livre dans son intégralité ! Elle s’est dit « choquée de voir des traditions religieuses assimilées à un système suprême ». Elle a été gênée par le fait que Shafique Keshavjee assimile l’islam à une démarche de conquête politique et de prise de pouvoir. Adepte d’une vision spirituelle de la tradition islamique, la présidente de l’UVAM a relevé que « pour un musulman revenir à la lecture du Coran c’était goûter à l’apaisement et que la salutation du matin en arabe, « Salamalekum », n’était nullement une invitation à la violence, mais une invocation de la paix sur la personne rencontrée. »
« Y a-t-il des musulmans pour entendre les craintes ? »
Quatrième intervenant : le journaliste et théologien Michel Kocher a fait un pas de côté par souci pour la qualité du débat public autour d’un tel livre. Peinant à discerner le genre littéraire de « L’islam conquérant », le journaliste de RTS religion a perçu dans cet ouvrage « un objet hybride, mélange d’apologétique chrétienne et de souci pastoral ». Il a aussi proposé d’aller plus loin dans l’examen des intentions de son auteur, très actif pendant de longues années dans le dialogue interreligieux à L’Arzillier, la Maison du dialogue à Lausanne. Y a-t-il là le signe d’une crise personnelle ou religieuse ? s’est-il demandé. Shafique Keshavjee, a-t-il besoin d’interlocuteurs musulmans à même d’entendre les craintes et les critiques d’un théologien chrétien que la situation de nombre de coreligionnaires de par le monde préoccupe profondément ?
L’assistance a ensuite posé des questions et fait part de ses remarques sans qu’un véritable débat se noue… nous laissant sur notre faim par rapport aux intentions de Shafique Keshavjee et ne dissipant nullement les craintes que nombre de Vaudois entretiennent par rapport à la demande de reconnaissance d’intérêt public que s’apprête à déposer l’UVAM. Dommage, parce que l’Espace culturel des Terreaux, avec sa tradition de rencontres tous azimuts, est peut-être le lieu par excellence où « L’islam conquérant » aurait pu être examiné et faire avancer le discernement commun !