Comment définissez-vous l'idéologie du genre ?
Marie-Noëlle Yoder – La question du genre a fasciné les scientifiques de tout bord ces dernières décennies. De nombreuses études ont été menées dans de nombreuses disciplines sur la sexualité au sens large. Qu’est-ce que cela signifie d’être un homme ? Ou une femme ? Ou de ne pas se reconnaître dans ces deux termes ? Qu’est-ce que cela change dans nos relations au sein de la culture occidentale contemporaine ? Quelle place donner au biologique et au corporel ? Et quelle place au ressenti que seule la personne peut exprimer ? Si la société maintient les catégories « femme » et « homme », quelle place reste-t-il à celles et ceux qui ne parviennent pas à s’y inscrire ? Sous ces questions, d’autres questions plus profondes sont venues s’immiscer : qui décide de ce qui est juste et de ce qui devrait être la norme pour une société ? Quelle place devrait-on laisser en tant que société à la pluralité des expériences de genre et des orientations ?
L’ensemble de ces réflexions – qui étaient de nature scientifique – ont mené à l’émergence d’une idéologie, c’est-à-dire un ensemble de croyances plus ou moins souples, présentes et défendues dans la société, concernant l’organisation de l’identité sexuée. L’idéologie du genre part d’un constat et propose une solution.
Le constat ? Il y a un problème de violence au sein des relations humaines. Les relations sont organisées selon des rapports de domination et d’exploitation qui légitiment la violence de façon systémique : contre les femmes, les personnes homosexuelles, les personnes transgenres et toutes celles et ceux qui ne correspondent pas à « la norme » dans leur manière d’exprimer leur féminité et leur masculinité. Les statistiques des violences donnent raison à ce triste constat.
La solution ? Il est nécessaire de déconstruire la « norme » pour déconstruire les hiérarchies. L’absence de hiérarchies de valeur entre les personnes conduira à la réduction des violences et permettra à chaque personne de vivre sa sexualité librement. Toute personne sera alors libre de se définir comme femme, homme ou non-binaire – en cohérence ou non avec son sexe biologique – ; libre aussi d’exprimer son genre sans obéir à des règles imposées par la culture dans le style de vie, l’habillement, les goûts, etc. Enfin, libre d’assumer pleinement son orientation sexuelle sans jugement.
Quels sont les principaux points d'achoppement entre la foi chrétienne et l'idéologie du genre ?
Il est difficile de comparer l’idéologie du genre et la foi chrétienne pour de nombreuses raisons. L’une d’entre elle est que, ni l’une, ni l’autre sont pleinement unifiées sur une variété de sujets. Cependant, un aspect me semble ici fondamental : idéologie du genre et christianisme fonctionnent avec deux visions du monde différentes. Pour l’une, l’être humain est au centre et doit trouver un chemin d’autodétermination. Pour l’autre, c’est Dieu qui est au centre et qui détermine la valeur et l’identité des êtres humains.
Cela change considérablement la donne et signifie que, pour les chrétiens, quelqu’un d’autre a une voix déterminante. Au travers de l’histoire, cette voix a souvent été instrumentalisée, et c’est un défi pour l’Eglise de trouver un chemin commun pour interpréter les textes bibliques. Les textes de la Bible viennent éclairer les sentiments humains, les expériences et les identités. Au travers du récit de la tentation du Jardin d’Eden, la Bible met l’humanité en garde de vouloir « être comme des dieux », c’est-à-dire de vouloir se déterminer soi-même et de se mettre au centre de l’histoire. La Bible est le récit du cheminement du peuple de Dieu dans ses errances, mais en relation avec un Dieu vivant qui le guide. Le christianisme, contrairement à l’idéologie du genre, admet de ce fait l’existence d’une norme extérieure.
Vous soulignez que le message du christianisme est « je suis un corps » et non « j'ai un corps ». En quoi cette distinction est-elle importante ?
Où se situe le siège de l’identité sexuée ? A la naissance, la grande majorité des humains ont été assigné au sexe correspondant à leurs organes génitaux extérieurs. « C’est un garçon ! C’est une fille ! » Le corps a donc joué un rôle fondamental dans l’assignation sexuelle, et la plupart des personnes développent une identité sexuée correspondante, façonnée par la culture et par bon nombre de facteurs, y compris physiologiques. Pour certaines personnes, la question est douloureuse. Elles vivent leur corps comme une prison d’un autre sexe que le leur. La question de la place du corps dans l’identité sexuée est donc fondamentale. De nombreux contemporains affirment que l’identité réelle d’une personne relève davantage de son ressenti que de ses données biologiques. Dans cette perspective, le corps est un accessoire, un contenant différent de l’identité fondamentale de la personne. Voici ce que je veux dire par « j’ai un corps ».
La perspective biblique intègre le corps de façon bien plus profonde à l’identité. Dès le récit de la Genèse, l’humanité est créée « mâle » et « femelle », c’est-à-dire avec une différence corporelle. C’est en tant que telle qu’elle est « image » visible d’un Dieu invisible. Le corps fait partie prenante de l’identité d’une personne, c’est d’ailleurs ce que rappellera l’apôtre Paul aux corinthiens (1Co 6.19-20). Le corps est non seulement important et bon, mais il est aussi sacré parce que Dieu y a mis son souffle et qu’il a choisi d’y habiter par son Esprit. Dans la perspective de l’enseignement biblique, le corps n’est pas un accessoire identitaire, mais il est partie prenante de l’identité : « Je suis un corps ». Corps, âme et esprit font ensemble partie de l’identité humaine. Aucun des aspects ne peut être négligé.
Quels sont les points de convergence entre les affirmations de la foi chrétienne et celles de l'idéologie du genre ?
Les affirmations de l’idéologie du genre sont souvent décriées de façon globale dans les milieux évangéliques. Mais il me semble aussi nécessaire de voir où des liens sont possibles. Cet exercice permet de rechercher lesocle commun, nécessaire pour être en relation et entamer une discussion. Voici sept affirmations partagées par le christianisme et par l’idéologie du genre :
- il n’y a qu’une humanité et elle partage la même dignité et la même valeur ;
- chaque personne doit être accueillie ;
- les violences et la domination doivent être dénoncées ;
- il y a une part biologique et une part culturelle dans l’identité sexuée ;
- les relations sexuelles sont un lieu de plaisir ;
- il est acceptable qu’une personne choisisse de ne pas avoir de relations sexuelles ;
- la liberté de conscience de chaque personne doit être respectée.
Ces points de convergence permettent de trouver un terrain commun avec grand nombre de nos contemporains, tout en alimentant ensuite le dialogue de nos différences.
Peut-on dire que l'Eglise a une part de responsabilité dans le développement de l'idéologie du genre ?
Oui, je dirais qu’elle a une part de responsabilité. L’idéologie du genre dénonce les abus de pouvoir des plus forts sur les plus faibles. L’Eglise a une histoire complexe dans son lien avec le pouvoir. Les abus et les violences de genre dénoncés aujourd’hui par les partisans de l’idéologie du genre ont été souvent nourris, couverts voir parfois encouragés par l’Eglise. Parfois cela a eu lieu de façon évidente et explicite comme lors de la mise à mort de personnes homosexuelles ou des bûchers érigés pour les « sorcières ». Souvent, les dégâts étaient plus insidieux comme dans le maintien d’une hiérarchie abusive qui a légitimé de grandes situations de violences.
Un ami chrétien me faisait remarquer que, sur les questions de genre, les chrétiens ont souvent été « plus bibliques que la Bible ». L’instrumentalisation des textes et le manque de reconnaissance des horreurs commises pèsent lourd dans la balance d’une société qui cherche à s’affranchir d’un christianisme d’état. Dans des situations toutes concrètes, j’ose rêver que les chrétiens aient l’occasion de montrer un autre chemin à la société que celui de la violence et des carcans étroits, un autre chemin que la déconstruction des normes et le rejet de toute parole extérieure à eux-mêmes, un autre chemin que la poursuite d’une identité insaisissable. Un chemin dans lequel la voix de Dieu pourrait apporter apaisement et unité.
Les théologiens ne sont pas d'accord entre eux sur l'interprétation de Genèse 1 et 2, concernant les vocations de l'homme et de la femme. Pouvez-vous expliquer les courants actuels ?
Les débats que soulèvent l’idéologie du genre ne sont pas uniquement des débats entre Eglise et société, mais agitent aussi la communauté de croyants. La discussion interne concerne les rôles de genre, c’est-à-dire les rôles qu’hommes et femmes doivent jouer pour vivre selon leur « vocation » comme cela est parfois formulé. Il y a d’excellents biblistes de part et d’autre du débat, ce qui rend les consensus difficiles.
Tous deux, complémentariens et égalitariens, reconnaissent que la différence sexuelle est bonne et voulue de Dieu. Ils reconnaissent aussi la valeur et la dignité des femmes et des hommes, même si cela se traduit différemment dans la pratique.
Celles et ceux qui se revendiquent d’une position « complémentarienne » pensent que hommes et femmes sont égaux en valeur, mais ont des vocations différentes qui impliquent une hiérarchie : les hommes sont appelés à protéger et à diriger ; les femmes à se soumettre aux hommes et à Dieu et à enfanter. Ces conclusions proviennent d’une certaine lecture des deux premiers chapitres de la Genèse, à la lumière des textes de l’apôtre Paul (1Co 11 ; 14 et 1Tm 2.12). Ces vocations différentes sont donc comprises comme étant « créationnelles », c’est-à-dire comme faisant partie des rôles attendus par Dieu de la part de celles et ceux qui se soumettent à lui de la création à la fin des temps. La masculinité et la féminité s’expriment donc sur le plan corporel, mais aussi sur le plan social et relationnel de façon précisément orientée par Dieu.
Celles et ceux qui s’identifient à la position « égalitarienne » pensent que hommes et femmes sont créés égaux, « vis-à-vis » et « côte à côte », dès Genèse 1 et 2. Une même mission leur est confiée : celle de cultiver et garder la terre. La hiérarchie entre eux ne survient qu’avec les conséquences du péché et doit donc être dénoncée. La vie de Jésus illustre particulièrement la restauration de la juste place de chacun à travers un abaissement mutuel fondé dans le service. Cette interpellation pointe vers un monde dans lequel les relations sont restaurées et où les rapports de pouvoir sont questionnés à la lumière de l’enseignement de Jésus. La masculinité et la féminité s’expriment sur le plan corporel et imbibent le plan social et relationnel de la différence entre les femmes et les hommes, sans pour autant les limiter dans leurs rôles. Les rôles des femmes et des hommes qui se réclament du Christ dépendent en premier lieu des dons accordés par Dieu. L’essentiel est qu’ils soient mis au profit, d’une manière ou d’une autre, de la proclamation de l’Evangile – la vocation humaine par excellence.
Quelles pistes donnez-vous pour cultiver une attitude juste dans le débat sur la transidentité ?
La question est symptomatique. Avant d’être un sujet en débat, il est nécessaire à mon sens qu’il y ait rencontre et dialogue. Cela a été trop peu le cas. La première piste que je donnerais serait d’aller à la rencontre de personnes trans* pour entendre leurs histoires, leurs questions et leurs certitudes.
Chaque personne est unique dans son vécu et dans son ressenti. Les personnes avec lesquelles nous avons partagé un bout de chemin ne peuvent se réduire à une identité sexuée et c’est tant mieux ! La richesse humaine va bien au-delà, et je crois nécessaire de le redécouvrir. L’Eglise a souvent construit sa théologie du haut vers le bas : les plus forts faisaient la morale aux plus faibles ; les puissants décidaient pour les fragiles. Il est aujourd’hui nécessaire que les chrétiens apprennent à formuler leur foi du bas vers le haut, à travers une réelle attitude d’humilité et de service. Jésus, en lavant les pieds de ses disciples (Jn 13), les a regardés depuis le bas en les estimant comme supérieurs à lui-même. C’est dans cet abaissement que la gloire de Dieu a jailli (Phil 2.1-11).
Cela implique de reconnaître les torts commis par le passé, d’entendre les questions dérangeantes et de reconnaître la fragilité de la sexualité en générale ; chez soi en premier. On réalise qu’il y a bien souvent suffisamment de ménage à faire devant sa propre porte et l’on gagne en compassion pour l’autre avant de pouvoir se mettre en route ensemble sous le regard de Dieu.