On pouvait croire le débat périmé. Le créationnisme et son combat contre Darwin reviennent en force. On en parle peu dans nos Eglises. Pourtant, ce débat a récemment pris de l’ampleur sur la place publique. En décembre 2005, le « Nouvel Observateur » a publié un numéro hors série de 80 pages sous le titre: «La Bible contre Darwin – entre débat scientifique et combat politique, les évangélistes (sic!) partent à l’assaut de la société américaine». En avril 2006, c’est au tour de « La Recherche » (mensuel scientifique généraliste de niveau universitaire) de publier dans son numéro 396 un dossier spécial intitulé «Dieu contre Darwin», dans lequel il s’attaque à la théorie du «dessein intelligent».
Au début de 2007, la presse française se fait l’écho massif de l’envoi de l’Atlas de la création, ouvrage musulman créationniste, à diverses institutions du Ministère de l’éducation nationale, bibliothèques, écoles, etc. Sur son site, l’auteur, Harun Yahya, dénonce le «mensonge de l’évolution» et affirme que «la réelle source du terrorisme est le matérialisme et le darwinisme». Divers mouvements créationnistes, d’origine chrétienne ou musulmane, cherchent à introduire dans l’enseignement scolaire les thèses créationnistes. Le Conseil de l’Europe s’en est ému. Il a mis en route une commission sur le sujet, qui a publié un rapport détaillé le 8 juin dernier (Document 11297). Le projet de résolution n’a pas abouti, mais l’ampleur du dossier reflète bien l’importance des enjeux. La Suisse est également touchée: en novembre dernier dans le canton de Berne, un manuel de sciences naturelles faisait l’objet de vives polémiques parce qu’il plaçait sur le même plan des thèses évolutionnistes et des thèses créationnistes.
Comment nous situer dans ce débat? Il faut d’abord s’entendre sur les termes. Tout chrétien confesse avec le premier article du Credo sa foi en «Dieu, le Père tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre». Nous utiliserons ici le terme de «créationnisme» dans le sens qu’il a pris dans ce débat, à savoir une position qui, au nom de la foi, s’oppose aux thèses scientifiques couramment admises, et plus spécialement à la théorie de l’évolution. La récente théorie du «dessein intelligent» est-elle alors un nouvel avatar du créationnisme? Toute la question est là...
Un conflit vieux de quatre siècles
Le conflit entre science et foi est ancien. Il a pris une forme dramatique au procès de Galilée (1616 et 1633). Paradoxalement, ce procès s’inscrit au moment où la science moderne prend naissance, dans un contexte totalement imprégné de la foi chrétienne. Pour l’époque, faire tourner la terre autour du soleil semble aussi contraire à la Bible que l’idée de faire descendre l’homme d’une lignée animale, qui apparaîtra à l’époque de Darwin. D’ailleurs, ce n’est qu’après une longue hésitation que ce biologiste publie en 1859 son ouvrage «De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la lutte pour l’existence dans la nature». C’est une nouvelle révolution qui ébranle la pensée. Dans les milieux religieux, beaucoup y voient une grave menace qui plane sur les fondements moraux de notre société. Mais ce n’est que vers 1920 que le mouvement s’organise. Dans la mouvance de la résistance au modernisme et à la théologie libérale se crée en 1919 la « World Christian Fundamental Association », avec la publication d’une série de volumes précisant les fondements de la foi chrétienne. Parallèlement, un autre mouvement s’engage dans une action législative antiévolutionniste. En quelques années, 37 projets de lois sont déposés visant à interdire l’enseignement de l’évolution dans les écoles secondaires. Le mouvement connaît son heure de gloire avec le fameux «procès du singe» en 1925. Ce mouvement s’est poursuivi sans discontinuité jusqu’à aujourd’hui. En 1963, le mouvement lance la « Creation Research Society », qui se donne pour but de montrer scientifiquement que la Bible a raison contre les théories scientifiques généralement admises, et que le monde a été effectivement créé en 6 jours de 24 heures, il y a 6000 ou 10’000 ans – le déluge fournissant pour eux l’explication de l’existence des formes fossiles.
En fait, le mouvement créationniste n’est pas monolithique. On peut distinguer, très schématiquement:
• Un créationnisme strict, dit de la «jeune terre», qui tient aux 6 jours du premier chapitre de la Genèse et à une chronologie reconstruite à partir de la Bible et faisant remonter la création à environ 6000 ans. Cette thèse tente d’expliquer les formations géologiques comme conséquence d’un cataclysme universel, identifié au déluge biblique.
• Un «créationnisme doux», qui défend des thèses concordistes, interprète les jours bibliques des époques géologiques, et affirme que les espèces animales, et l’homme en particulier, ont été créés par une intervention spéciale du créateur.
• Une nouvelle proposition, apparue il y a une quinzaine d’années, celle du «dessein intelligent» (« Intelligent Design »). Cette approche rompt avec cette manière de prendre la Bible, pour démontrer la nécessité, au nom de la science, d’une intelligence créatrice et expliquer l’extraordinaire complexité du vivant. Ses promoteurs se réclament d’une approche rigoureusement scientifique. Mais ses détracteurs affirment, non sans raison, qu’il s’agit d’un néo-créationnisme dont les motifs sont essentiellement religieux. Ils citent notamment un des ténors de cette approche, Philip Johnson, fondateur du « Discovery Institute » en 1991, qui n’hésite pas à déclarer: «Notre but ultime est d’affirmer que Dieu existe et de combattre Darwin».
Le dessein intelligent, une nouvelle forme de créationnisme?
Le créationnisme classique a de nombreux adeptes aux Etats-Unis, mais une audience assez réduite en Europe, limitée à certains milieux chrétiens. Il n’a guère ému la communauté scientifique. Si certaines critiques de la théorie de l’évolution méritent attention, d’autres arguments, depuis longtemps réfutés, sont répétés dans leur littérature. Mais surtout, la reconstruction alternative proposée est carrément abracadabrante.
Il en va tout autrement avec ce «néocréationnisme» du dessein intelligent. Jean-Paul Dunand, dans un article publié dans la revue de réflexion théologique évangélique « Hokhma » (n° 88, 2005), écrit que «par son caractère réfutable, par sa méthodologie, par son pouvoir explicatif, le dessein intelligent, empreinte laissée par le Créateur, présente tous les traits d’un paradigme scientifique capable de supplanter le paradigme évolutionniste. Avec ses amis, Johnson [...] veut encourager à faire tomber le masque du darwinisme, idéologie déguisée en science, et à y enfoncer le coin de la vérité jusqu’à faire éclater sa prétention de rendre Dieu superflu».
Or il m’apparaît que c’est justement là que le bât blesse. Certes, la prétention à expliquer l’évolution par le seul jeu du hasard et de la nécessité tient de l’idéologie – et les biologistes sont d’ailleurs nombreux à le reconnaître. Mais ce «coin de la vérité», dans le mouvement du dessein intelligent, c’est une véritable stratégie politique, affirmée publiquement sur le site de l’association, avec des objectifs très précis à moyen et à long terme, visant à introduire le dessein intelligent comme alternative reconnue dans l’enseignement universitaire et dans les écoles. A lire ce texte («The Wedge Document»), on est en droit de se demander de quel côté se situe l’idéologie!
L’évolution, une théorie convaincante... mais incomplète
Cette proposition mérite certainement notre réflexion. Le modèle évolutionniste de l’histoire de la vie est extrêmement solide quant au fait de l’évolution, à savoir que tous les êtres vivants appartiennent à un seul arbre généalogique remontant à une époque datant de quelque 4 milliards d’années. Mais il reste incomplet dans son pouvoir explicatif. Il rend compte dans les grandes lignes et sur de nombreux points de la diversification des espèces à partir du début du système actuel de reproduction, avec le code génétique commun à toutes les espèces. Cette unité du code génétique, fondé sur l’ADN, est d’ailleurs un des arguments les plus déterminants en faveur du fait de l’évolution.
Mais beaucoup doutent néanmoins de son pouvoir explicatif global. De plus, la première moitié de l’histoire de la vie nous échappe totalement, malgré un certain nombre d’hypothèses et de scénarios plausibles. Car pour l’avant-ADN, on en est à peu près au problème de la poule et de l’œuf. L’ADN, support de l’hérédité et de la reproduction, ne peut en effet se dupliquer que dans un environnement fait des protéines dont il pilote lui-même la construction. L’émergence de la vie telle que nous la connaissons, du monde minéral jusqu’au code génétique, reste donc largement une terre inconnue – et le restera peut-être à jamais, en l’absence de traces terrestres et devant l’impossibilité de les trouver dans d’autres planètes éventuelles bien trop lointaines.
Faut-il chercher Dieu dans les trous de l’explication scientifique?
La théorie du « dessein intelligent » ne refuse pas le fait évolutif, à la différence du créationnisme classique. L’un des promoteurs, le professeur de droit Philipp E. Johnson, a publié en 1991 «Darwin on trial», ouvrage dans lequel il s’emploie à critiquer systématiquement les arguments évolutionnistes, mais sans prétendre que la création se serait passée comme la Genèse la raconte. Il s’agit seulement de démontrer que la complexité du vivant n’a pas pu émerger du hasard. L’évolution n’est pas niée, c’est son pouvoir explicatif qui est écarté. La vie nous donne la preuve de l’existence d’un «dessein intelligent» qui l’a intentionnellement produite. Un autre argument est tiré du réglage extrêmement fin des constantes de la physique permettant l’émergence de l’univers à partir de son état initial hyper-condensé, selon le modèle du big bang. Il faut en effet des valeurs extrêmement précises de ces constantes, comme par exemple la masse de l’électron, pour que puisse se développer un univers avec une structure diversifiée permettant finalement l’émergence de la vie – sans quoi on n’aurait qu’une soupe informe et vide. Ce deuxième argument est d’ailleurs évoqué par différents auteurs de différentes convictions philosophiques et religieuses, comme par exemple l’astrophysicien de conviction bouddhiste Trinh Xuan Thuanh (« La mélodie secrète », Fayard, 1988).
Mais c’est bien là, au cœur de l’argument, qu’on peut être théologiquement critique. Car on est en train de mettre une intelligence supérieure, un dessein intelligent, un dieu avec ou sans majuscules, dans les trous de l’explication scientifique. Au temps de l’Ancien Testament, c’était dans le tonnerre, aujourd’hui c’est dans la complexité de l’ADN ou dans le réglage fin des constantes physiques... Par ailleurs, voir Dieu à l’œuvre essentiellement dans l’apparition de la complexité du vivant conduit à une vision du monde et d’un univers à deux étages, l’un fonctionnant selon les lois naturelles et l’autre obéissant aux desseins d’une intelligence supérieure, comme le relève une excellente analyse critique de Denis R. Alexander (1). Or, si nous pouvons reconnaître avec les témoins bibliques l’intervention divine dans divers événements ou circonstances de la vie, la Bible présente Dieu comme créateur du monde dans son entier, dans son présent et non seulement dans son commencement, à travers les «lois de la nature» plutôt qu’en dehors d’elles, et je suis appelé à reconnaître sa présence dans toute mon existence, non seulement dans certains moments privilégiés.
A suivre...
Ces débats ont le mérite de poser deux questions, et même trois: comment est-ce que je lis le texte biblique? Comment est-ce que je reçois ce que dit la science et que sait-on vraiment? Comment est-ce que j’articule les deux? C’est là un enjeu important, non seulement pour notre questionnement personnel, mais pour notre témoignage de chrétien au cœur de la société actuelle. Une réflexion à poursuivre... dans un prochain article.
Silvain Dupertuis, professeur de mathématiques au Gymnase du Bugnon et missiologue
Note
1) Denis R. Alexander, « Is Intelligent Design Biblical ?»