Peut-on renaître après le drame ? Et si oui, à quoi ? Evelyne Schluchter, 57 ans, parle imperceptiblement, posément. « On sait que cela ne sera plus comme avant, dit-elle, mais on peut donner du sens à ce qu’on va vivre. Même si l’on est amputé d’une partie de soi, qu’il y aura toujours des séquelles, il est possible de retrouver une force nouvelle qu’on ne soupçonnait pas. » Le lundi 13 mai dernier, sa fille Marie qui venait de fêter ses 19 ans est enlevée et assassinée. « Quand j’ai appris son décès, j’ai cru que c’était la fin pour moi, que je ne me relèverais pas. Le mercredi, en rentrant du service de médecine légale, je me suis retrouvée seule dans cette maison, avec la lettre de la police judiciaire attestant de la mort clinique de Marie. C’était terrible. J’étais complètement perdue. Je me suis mise à genoux ici au salon, ne sachant pas quoi prier. Mais j’ai crié à Dieu : ‘Reste avec nous !’ Et il l’a fait. »
Un cataclysme
Evelyne porte ses origines malgaches dans la peau comme dans l’accueil de l’autre, qu’elle reçoit généreusement dans le chalet qui l’abrite elle et son mari, le pasteur Antoine Schluchter, à Villars-sur-Ollon (VD). Elle vient de Tuléar, une ville du sud-ouest de Madagascar, « qui connaît des cyclones et tempêtes tous azimuts », indique-t-elle. Rien à voir pourtant avec la mort de Marie, qui a été un cataclysme « d’une portée trop élevée » sur l’échelle de Richter. « Mais c’est comme l’AVC fulgurant (ndlr : accident vasculaire cérébral) que j’ai eu il y a sept ans : je me sens diminuée, soit ; je reçois pourtant la vigueur qu’il me faut pour vivre jour après jour. » Elle a connu cependant de longs mois hantés de cauchemars nocturnes : « Je revivais ce que Marie a vécu. J’étais rouée de coups, me sentais étranglée, entendais les cris de ma fille appeler au secours… » Et puis il y a eu ce voyage de trois semaines sur la Grande-Ile, en octobre, où elle a notamment vu longuement ses deux sœurs. « Enfants, nous avons été bercées avec nos trois frères par une éducation chrétienne vécue profondément par nos parents. Et là, avec mes sœurs, nous avons passé beaucoup de temps ensemble à parler, à prier, à pleurer ; sans modération ! Cela a été bénéfique pour chacune d’entre nous. J’ai notamment accepté d’être exhortée, encouragée par des versets bibliques… Je me suis sentie relevée, ressuscitée ! C’était grandiose. »
« Pour une vie meilleure »...
Il faut dire que Marie était née chez l’une des sœurs d’Evelyne, qu’elle avait ensuite vécu une année chez l’aînée avant d’arriver en Suisse dans le foyer des Schluchter. « De mes deux filles malgaches adoptées, Marie est celle dont j’ai suivi la procédure personnellement et pour laquelle je me suis battue bec et ongles, alors que mon pays avait rendu le processus d’adoption particulièrement diffi-cile », raconte Evelyne. Elle se tait, ajuste ses lunettes et puis reprend : « A Madagascar, j’ai aussi rencontré la mère biolo-gique de mes filles, qui me les avait confiées ‘pour une vie meilleure’... J’ai pu partager ma douleur avec cette femme, qui a une foi simple et joyeuse. Et moi, qui suis toujours intervenue pour le bien des jeunes et des enfants, et qui n’ai pas su protéger ma propre fille… » Son regard se perd, et sa voix se fait ténue : « Je me sentais coupable. » Puis, regardant à nouveau son interlocutrice : « D’en parler avec cette maman a été libérateur pour moi. J’ai vraiment laissé un joug derrière moi. »
Entre douleur et espérance
Evelyne Schluchter a été très soutenue par la communauté d’Ollon-Villars, qui lui a été d’un grand réconfort. « Nous n’avons pas été seuls dans notre peine, c’est tangible ce que je dis là, souligne-t-elle ; ce ne sont pas seulement des paroles. » Ce qui est pourtant mort avec Marie ? « Toute perspective d’un avenir que je souhaitais vivre avec elle, qui était gaie et qui nous a beaucoup apporté. Je n’arrivais plus à chanter… Cela revient maintenant mais doucement », déclare-t-elle en souriant légèrement. Les yeux encore marqués par une infection qu’elle a contractée au pays, elle montre à son poignet un bracelet qui porte l’inscription : « Va avec la force que tu as », que stipule la Bible dans le livre des Juges (6.14). « Je l’ai reçu d’une amie, commente-t-elle. Je partage désormais ma douleur, mais aussi mon espérance. » Car Evelyne indique ne pas avoir été ébranlée dans la foi chrétienne qui l’habite. Et vouloir vivre jour après jour avec reconnaissance ce qu’elle peut avec Laetitia, la sœur de Marie, et sa famille aux Etats-Unis. « Tout en gardant une mémoire vive de ma fille décédée », dit-elle simplement.
Un cadeau
Evelyne s’est rendue là où Marie a été enlevée : « J’y ai pleuré trop fort. Je ne le referai pas. » Mais quand elle passe près du cimetière où sa fille est enterrée, que ce soit en car postal ou dans une voiture, elle lève toujours le bras en signe de bénédiction, un geste qu’elle a toujours fait en faveur de sa fille et qui signifiait pour Evelyne : « Dieu t’accompagne ! » « Car oui, Marie a été une vraie bénédiction dans ma vie. Cela a parfois été une réelle aventure que de vivre avec cette enfant pas toujours facile, mais ça n’a jamais été banal ! L’avoir eue à nos côtés pendant toutes ces années, avec ses yeux noir cerise, cela reste un grand cadeau. C’est cela que je veux garder en moi. »
Gabrielle Desarzens