En plaidant pour une lecture sérieuse de l'histoire, Imbert nous rappelle l'importance d'argumenter de manière rigoureuse, afin d'éviter une lecture « idéologique » de l'histoire. Nous ne pouvons qu'être d'accord avec une telle recommandation, et c'est sur ce plan de l'historiographie – la façon dont on écrit l'histoire – de la « chrétienté » que je souhaite entrer dans la conversation.
Evidemment, je ne serai en mesure de proposer que des suggestions de réponse, car les questions soulevées sont bien trop « denses » et complexes pour être résolues en quelques paragraphes postés sur un blog. Dans chaque section, je commencerai par citer quelques phrases de Yannick Imbert pour y répondre ensuite.
***
« Il faudrait définir précisément cette chrétienté ».
« Si celle-ci est la collusion, l'arrangement, le soutien mutuel de l'Eglise et de l'Etat, alors la chrétienté n'a presque jamais existé ».
« ...C'est l'artificialité du passé que présente Murray qui me fait douter de la pertinence de ses propositions. Comment croire que des propositions pertinentes puissent être fondées sur une vue incohérente du passé ? »
En effet, les thèses de Murray ont parfois besoin d'être nuancées. De là à parler de « la fiction », c'est un pas peut-être trop rapide. De nombreux historiens ajoutent des « nuances », mais confirment cependant l'existence de la chrétienté, le lien (parfois ambigu, soit) entre Eglise et pouvoir politique, et la coercition qui en est souvent issue.
Commençons par Constantin. Paul Veyne cherche à présenter une vision beaucoup plus nuancée de Constantin, un peu à la façon de Leithart. Selon Veyne, quelque chose d'important s'est passé à partir de la « conversion » de l'empereur.
Sans le choix despotique de Constantin, (le christianisme) n'aurait jamais pu devenir la religion coutumière de toute une population ; et il ne l'est devenu qu'au prix d'une dégradation, de ce que les Huguenots appelaient paganisme papiste, de ce que les historiens actuels appellent christianisation populaire ou polythéisme chrétien (à cause du culte des saints) et de ce que les théologiens appellent la « foi implicite » des illettrés (2).
Bruno Dumézil, dans son étude de la christianisation de l'Europe occidentale, fait la remarque suivante sur le changement de statut du clergé à partir de Constantin :
Constantin fut le premier à faire de l'évêque plus qu'un simple pasteur en lui accordant un droit à juger entre parties consentantes. Cette prérogative [...] transformait le chef de la communauté chrétienne en une forme de judex, de serviteur de l'Etat. De fait, l'évêque fut rapidement appelé à faire respecter la législation des cultes au sens large [...] (3).
Et « la législation des cultes » devient très contraignante, comme le montre la citation suivante de Pierre Maraval qui termine avec un extrait de Justinien :
Si la législation du 4e siècle avait visé les seules institutions du culte public, celle des 5e et 6e siècles s'en prend aux personnes elles-mêmes. Les païens perdent peu à peu leurs droits civiques. Honorius, en 408, les exclut des services du palais [...], Théodose II, en 415, de l'armée et de l'administration. Léon 1er en 463 les déclare incapables d'ester en justice ; Anastase, en 505 leur interdit les charges municipales.
Au terme de cette évolution, c'est l'empereur Justinien qui prend les mesures les plus rigoureuses ; en 529, une de ses constitutions interdit pratiquement la liberté de conscience : les païens sont obligés de se faire instruire dans la religion chrétienne et de recevoir le baptême, sous peine d'exil ou de confiscation de leurs biens :
Tous ceux qui n'ont pas encore reçu le baptême doivent se signaler, qu'ils résident dans la capitale ou dans les provinces, se rendre dans les très saintes églises, avec leurs femmes et toute leur maison, et s'y faire instruire dans la vraie foi des chrétiens. Et une fois ainsi instruits et ayant rejeté sincèrement leur erreur antérieure, qu'ils soient jugés dignes du baptême salvateur. S'ils désobéissent, qu'ils sachent qu'ils seront exclus de l'Etat et qu'il ne leur sera plus permis de rien posséder, bien meuble ou immeuble ; dépouillés de tout, ils seront laissés dans l'indigence, sans préjudice des châtiments appropriés dont on les frappera (4).
L'historien américain James Russel montre à quel point le christianisme médiéval est façonné par la mentalité « magico-religieuse » mais aussi par le penchant pour la violence des peuples européens incorporés (souvent par contrainte) au sein de l'Eglise (5). On arrive ensuite à l'époque de la Réforme, et le constat de Jean Delumeau : la chrétienté a bel et bien existé.
Plus largement, on peut dire que la chrétienté a existé comme système politico-religieux, avec tout un ensemble de structures propres, à la base desquelles se trouvait la paroisse – circonscription à la fois ecclésiastique et administrative restée commune aux pays catholiques et aux pays protestants (6).
Non seulement elle a existé, mais elle a laissé des traces profondes dans l'histoire européenne.
En tant que corps constitué, la chrétienté s'est constamment démentie elle-même, quelles qu'aient été la foi, la piété et la charité de nombreuses personnes prises en particulier. Elle s'est déchirée comme si elle n'avait pas été formée de peuples chrétiens (ou déclarés tels). Vis-à-vis des non-chrétiens, elle a souvent pratiqué la loi du plus fort, oubliant qu'ils étaient des hommes. La chrétienté a donc été proclamée, théorisée, institutionnalisée. Elle n'a jamais été vécue – et elle ne pouvait pas l'être – dans une unanimité de convictions et surtout de comportements.
Avec le recul du temps, il apparaît que le principal péché de l'Eglise au cours des âges est d'être devenue un pouvoir, et donc, par la force des choses, un instrument d'oppression. Pendant plus de quinze cents ans, les responsables du christianisme oublièrent la parole de Jésus, « mon royaume n'est pas de ce monde »... (7)
Si Jean Delumeau constate les dégâts de la chrétienté, il en énumère aussi les points positifs, les exceptions. Le problème tient au fait que ces exceptions vont justement à l'encontre de trajectoires et de tendances lourdes. Comme Delumeau, Yannick Imbert nous rappelle aussi des éléments positifs qu'on ne peut pas négliger. Heureusement qu'il y avait les mouvements monastiques, l'un des lieux de protestation majeure contre une « Eglise de multitude » cherchant la protection du pouvoir. Les cisterciens sont une émanation du mouvement de Cluny, qui a voulu revenir à l'ordre bénédictin. Les cisterciens étaient encore plus stricts. N'oublions pas cependant que le renouveau de Cluny s'est placé directement sous l'autorité du pape (contre les princes et les seigneurs qui voulaient diriger l'Eglise), de même que la première croisade a été prêchée lors d'une visite papale à Cluny et que plus tard, le plus grand cistercien, Bernard de Clairvaux, n'avait aucun problème à prêcher la deuxième croisade.
Si les mouvements monastiques ont joué un rôle fondamental dans l'enseignement des peuples européens, c'était dans le contexte d'une trajectoire plus lourde qui était celle de l'entrée en masse dans l'Eglise, sous la contrainte politique ou sociale. « Constantin » devient le modèle, dans le cas de Clovis, de Charlemagne et de bien d'autres. Comme l'écrit Dumézil :
En Occident, la stratégie majoritaire reste, selon nos sources, la conversion par le haut : le roi, les siens, l'aristocratie formant l'entourage royal furent généralement les premiers baptisés, car les premiers visés par la prédication.
Le but était la conversion complète des gentes en tant qu'unités ethniques politiquement hiérarchisées, et non simplement la somme des individus qui les composaient (8).
« Sans parler des 2 000 Eglises protestantes qui voient le jour pendant les premières décennies de la Réforme en France. »
Effectivement, n'oublions pas l'exemple de la Réforme protestante. Bel exemple que personne ne voudrait nier. Cependant, le calvinisme français est minoritaire et n'utilise pas les mêmes méthodes « missionnaires » appliquées en Suisse ou en Allemagne : en effet, lorsque des villes entières adhèrent à la Réforme, il n'y a pas de place pour la dissidence, et le péché y est puni comme un crime. Dans la grande majorité des cas, la mise en place des Eglises protestantes au 16e siècle dépendait d'une alliance entre la théologie et le pouvoir civil, que ce soit des princes (luthériens) ou des conseils municipaux (réformés). Tout cela aboutit aussi au principe de cujus regio ejus religio (« tel prince, telle religion ») et à des générations de guerres de religion.
Et la mission dans tout cela ? Dans la période de la chrétienté, comme nous l'avons dit, elle vient souvent d'en haut, par la conversion d'un roi censée faire entrer son peuple dans l'Eglise. Evidemment, c'est complexe, et il existait aussi une christianisation « d'en bas », largement le fait des mouvements monastiques. A l'époque de la Réforme, la « mission » correspond souvent à la mise en place d'Eglises territoriales et à l'expansion catholique rendue possible suite à la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb. Le mouvement missionnaire protestant-évangélique vient à la fin du 18e siècle. Il est souvent le fait d'associations « para ecclésiales ». C'est peut-être pour cette raison que Murray conçoit la mission comme un entreprise menée « en dehors » de l'Eglise. Si le type de mission né des réveils piétistes accompagne le mouvement de colonisation, sa théologie travaille implicitement contre la vision de la chrétienté, et souvent les missions sont un lieu de critique et de protestation contre la colonisation.
***
« Lorsque Murray conclut que Jésus n'était pas pour les Réformateurs "le point central de notre foi et de notre mode de vie...", cela en devient presque affligeant ».
D'une certaine manière, je suis d'accord avec cette critique. Il arrive que Murray formule l'opposition entre « anabaptistes » et « réformateurs » d'une façon malheureuse. Ce n'est pas que les uns prennent Jésus au sérieux, et que les autres ne le font pas. Mais il y a cependant des différences christologiques importantes. John Yoder en a fait l'objet de sa thèse de doctorat, rédigée en allemand et récemment traduite en anglais (9). Ces différences historiques ont aussi été présentées en langue française (10). Ces christologies sont effectivement liées à des lectures différentes de l'histoire ecclésiale. L'anabaptisme critique l'approche « constantinienne » (plutôt « théodosienne », en réalité) dès ses origines, tandis que les réformateurs, tout en étant critiques de l'Eglise médiévale, n'hésitent pas à rester dans une optique où le pouvoir politique est une nécessité pour la survie de l'Eglise (11).
***
J'aime bien l'échange et le débat théologique. Il faut être sérieux sur le plan de l'histoire. Je n'ai aucun problème à lire les critiques réformées de l'anabaptisme, j'en ai plutôt l'habitude. Toutefois, les phrases suivantes me font de la peine :
« Critiquer la mission dans la chrétienté est un non-sens. »
Commencer par dénoncer la position de l'autre comme un « non-sens » n'invite pas forcément à un dialogue sérieux.
« Pour ce qui est de la contrainte et de la violence dans la mission, il est bien facile de répéter les clichés habituels. »
S'il y a certes des clichés, il y a aussi beaucoup de vrai. Plus les chrétiens le nient, moins on les prendra au sérieux.
« Ce n'est qu'en faisant une étude honnête de cette période complexe qu'on peut espérer la comprendre. »
« Mon approche est honnête » – comprenons : « celle de l'autre ne l'est pas ».
« Perpétuer des jugement à l'emporte-pièce sans les étayer n'est pas un fondement suffisant pour faire des propositions nouvelles pour l'avenir de l'Eglise. »
Est-ce qu'un article de synthèse est censé étayer une argumentation historique sérieuse et détaillée ?
« ...Ce qui me semble difficilement justifiable c'est une manipulation inconsciente de l'histoire en vue d'avancer ses propres positions. »
Nos lectures de l'histoire correspondent presque toujours à notre théologie.
« Une Eglise fondée sur des clichés »
Qui décide ce qui est cliché ? Nous avons montré que derrière les affirmations de Murray, on peut ranger de sérieux historiens.
« Or, c'est la fonction particulière de l'idéologie de critiquer quelque chose qui n'existe pas et qui s'évapore à la première investigation approfondie. »
J'espère avoir montré, avec l'aide d'historiens sérieux, que ce qui est critiqué, la chrétienté, a quand même existé.
« Stuart Murray n'est, d'ailleurs, pas le seul à promouvoir une image fictionnelle du passé. Ceci est caractéristique de nombreux auteurs associés avec le mouvement de l'« Eglise émergente ».
Cela n'a jamais constitué un argument rationnel que de discréditer quelqu'un en l'associant à un mouvement plus large que l'on n'apprécie pas...
***
J'en conviens, Stuart Murray devrait parfois nuancer ses propos, qu'ils soient théologiques ou historiques. En même temps, la critique se fait à partir d'un résumé, sans vraiment citer Murray lui-même.
La chrétienté a bel et bien existé (sinon, comment expliquer 1789 ?). Elle est en train de disparaître et les chrétiens doivent apprendre à vivre autrement. N'oublions pas que Murray n'a pas écrit ce livre pour la France. Il est Anglais, vivant dans un pays où il y a encore une Eglise « officielle ». Le protestant français n'a jamais connu son Eglise dans une situation de « chrétienté », et il s'en est réjoui lorsque la chrétienté catholique a été mise « hors jeu ». Pour un catholique français, anglais, suisse, allemand, suédois, même américain, la disparation d'un christianisme majoritaire, au cœur de la société, est un apprentissage parfois difficile. Nos habitudes, nos théologies, nos éthiques ont été très souvent forgées dans une optique tributaire de la chrétienté. Si Murray dérange, c'est peut-être parce qu'il rappelle cette dernière réalité.
Neal Blough, professeur d'histoire de l'Eglise à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine (F).
Répondre à Neal Blough et à Yannick Imbert, sur notre FREEblog.
Notes
1 Le numéro d'octobre 2011, de Mennonite Quarterly Review est entièrement consacré à un débat avec l'ouvrage de Leithart.
2 Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Albin Michel, 2007, p. 85.
3 Bruno Dumézil, Les racines chrétiennes de l'Europe. Conversion et liberté dans les royaumes barbares Ve-VIIIe siècles, Fayard, 2005, p. 48.
4 Pierre Maraval, Le christianisme de Constantin à la conquête arabe, PUF, 1997, 3e édition, 2005, p. 23.
5 « ...We may safely assert that in all the two thousand years of the Church's history, no period has ever seen a greater revolution in religious thought and institutions than that which took place in the first five centuries between the close of the patristic age and the dawn of scholasticism (600-1100) » (James C. Russell, The Germanization of Early Medieval Christianity. A Socio-historical Approach to Religious Transformation, Oxford University Press, 1994, p. 39).
6 Jean Delumeau, Le Christianisme va-t-il mourir ?, Hachette, 1977, p. 22.
7 Delumeau, p. 41 ; 43.
8 Dumézil, p. 151.
9 J. H. Yoder, Anabaptism and Reformation in Switzerland:An Historical and Theological Analysis of the Dialogues between Anabaptists and the Reformers, (dirigé par C. A. Snyder, traduit par D. Stassen et C. A. Snyder, introduction de N. Blough), Kitchener, Pandora Press, 2004.
10 Voir les chapitres 1 et 2 de Claude Baecher (éd.), Rédemption et salut. La portée de l'œuvre du Christ pour la vie d'Eglise et pour l'éthique, Editions Excelsis, 2011.
11 Pour un exemple de ce même débat au XVIe siècle (entre Marpeck, Bucer et Luther), voir notre article « Eschatologie, christologie et éthique : la fin justifie les moyens », Eschatologie et vie quotidienne, Excelsis 2001, p. 15-37.
Le site lafree.ch a publié plusieurs articles autour du livre de Stuart Murray Radicalement chrétien ! Eléments essentiels de la démarche anabaptiste. Le professeur de la Faculté Jean Calvin, Yannick Imbert, a réagi aux propos de ce livre, notamment en critiquant la manière dont Stuart Murray envisage la chrétienté. Avec cette contribution Neal Blough, professeur d’histoire de l’Eglise à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, répond à Yannick Imbert.
Il faudrait remercier Yannick Imbert d’avoir suscité un débat intéressant par sa réponse aux thèses de Stuart Murray (présentées sous forme d’article synthétique). Il faut aussi le remercier d’avoir placé le débat sur le plan de l’histoire chrétienne occidentale et l’interprétation théologique qu’il est possible de faire de cette histoire. D’ailleurs, en citant le livre de Peter Leithart, Defending Constantine comme une interprétation sérieuse et réfléchie du « constantinianisme », le professeur de la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence nous place dans un débat conscient entre les théologies réformée et anabaptiste, car Leithart écrit son livre justement pour réfuter les thèses « anti constantiniennes » du théologien mennonite John H. Yoder (1).
En plaidant pour une lecture sérieuse de l’histoire, Imbert nous rappelle l’importance d’argumenter de manière rigoureuse, afin d’éviter une lecture « idéologique » de l’histoire. Nous ne pouvons qu’être d’accord avec une telle recommandation, et c’est sur ce plan de l’historiographie – la façon dont on écrit l’histoire – de la « chrétienté » que je souhaite entrer dans la conversation.
Evidemment, je ne serai en mesure de proposer que des suggestions de réponse, car les questions soulevées sont bien trop « denses » et complexes pour être résolues en quelques paragraphes postés sur un blog. Dans chaque section, je commencerai par citer quelques phrases de Yannick Imbert pour y répondre ensuite.
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« Il faudrait définir précisément cette chrétienté ».
« Si celle-ci est la collusion, l’arrangement, le soutien mutuel de l’Eglise et de l’Etat, alors la chrétienté n’a presque jamais existé ».
« …C’est l’artificialité du passé que présente Murray qui me fait douter de la pertinence de ses propositions. Comment croire que des propositions pertinentes puissent être fondées sur une vue incohérente du passé ? »
En effet, les thèses de Murray ont parfois besoin d’être nuancées. De là à parler de « la fiction », c’est un pas peut-être trop rapide. De nombreux historiens ajoutent des « nuances », mais confirment cependant l’existence de la chrétienté, le lien (parfois ambigu, soit) entre Eglise et pouvoir politique, et la coercition qui en est souvent issue.
Commençons par Constantin. Paul Veyne cherche à présenter une vision beaucoup plus nuancée de Constantin, un peu à la façon de Leithart. Selon Veyne, quelque chose d’important s’est passé à partir de la « conversion » de l’empereur.
Sans le choix despotique de Constantin, (le christianisme) n’aurait jamais pu devenir la religion coutumière de toute une population ; et il ne l’est devenu qu’au prix d’une dégradation, de ce que les Huguenots appelaient paganisme papiste, de ce que les historiens actuels appellent christianisation populaire ou polythéisme chrétien (à cause du culte des saints) et de ce que les théologiens appellent la « foi implicite » des illettrés (2).
Bruno Dumézil, dans son étude de la christianisation de l’Europe occidentale, fait la remarque suivante sur le changement de statut du clergé à partir de Constantin :
Constantin fut le premier à faire de l’évêque plus qu’un simple pasteur en lui accordant un droit à juger entre parties consentantes. Cette prérogative […] transformait le chef de la communauté chrétienne en une forme de judex, de serviteur de l’Etat. De fait, l’évêque fut rapidement appelé à faire respecter la législation des cultes au sens large […] (3).
Et « la législation des cultes » devient très contraignante, comme le montre la citation suivante de Dumézil qui termine avec un extrait de Justinien :
Si la législation du 4e siècle avait visé les seules institutions du culte public, celle des 5e et 6e siècles s’en prend aux personnes elles-mêmes. Les païens perdent peu à peu leurs droits civiques. Honorius, en 408, les exclut des services du palais […], Théodose II, en 415, de l’armée et de l’administration. Léon 1er en 463 les déclare incapables d’ester en justice ; Anastase, en 505 leur interdit les charges municipales.
Au terme de cette évolution, c’est l’empereur Justinien qui prend les mesures les plus rigoureuses ; en 529, une de ses constitutions interdit pratiquement la liberté de conscience : les païens sont obligés de se faire instruire dans la religion chrétienne et de recevoir le baptême, sous peine d’exil ou de confiscation de leurs biens :
Tous ceux qui n’ont pas encore reçu le baptême doivent se signaler, qu’ils résident dans la capitale ou dans les provinces, se rendre dans les très saintes églises, avec leurs femmes et toute leur maison, et s’y faire instruire dans la vraie foi des chrétiens. Et une ainsi instruits et ayant rejeté sincèrement leur erreur antérieure, qu’ils soient jugés dignes du baptême salvateur. S’ils désobéissent, qu’ils sachent qu’ils seront exclus de l’Etat et qu’il ne leur sera plus perme de rien posséder, bien meuble ou immeuble ; dépouillés de tout, ils seront laissés dans l’indigence, sans préjudice des châtiments appropriés dont on les frappera (4).
L’historien américain James Russel montre à quel point le christianisme médiéval est façonné par la mentalité « magico-religieuse » mais aussi par le penchant pour la violence des peuples européens incorporés (souvent par contrainte) au sein de l’Eglise (5). On arrive ensuite à l’époque de la Réforme, et le constat de Jean Delumeau : la chrétienté a bel et bien existé.
Plus largement, on peut dire que la chrétienté a existé comme système politico-religieux, avec tout un ensemble de structures propres, à la base desquelles se trouvait la paroisse—circonscription à la fois ecclésiastique et administrative restée commune aux pays catholiques et aux pays protestants (6).
Non seulement elle a existé, mais elle a laissé des traces profondes dans l’histoire européenne.
En tant que corps constitué, la chrétienté s’est constamment démentie elle-même, quelles qu’aient été la foi, la piété et la charité de nombreuses personnes prises en particulier. Elle s’est déchirée comme si elle n’avait pas été formée de peuples chrétiens (ou déclarés tels). Vis-à-vis des non-chrétiens, elle a souvent pratiqué la loi du plus fort, oubliant qu’ils étaient des hommes. La chrétienté a donc été proclamée, théorisée, institutionnalisée. Elle n’a jamais été vécue – et elle ne pouvait pas l’être – dans une unanimité de convictions et surtout de comportements.
Avec le recul du temps, il apparaît que le principal péché de l’Eglise au cours des âges est d’être devenue un pouvoir, et donc, par la force des choses, un instrument d’oppression. Pendant plus de quinze cents ans, les responsables du christianisme oublièrent la parole de Jésus, « mon royaume n’est pas de ce monde »… (7)
Pour Yannick Imbert, les conflits constants entre Eglise et empire pendant la période médiévale amèneraient à la conclusion que la chrétienté n’a « presque jamais existé ». Au contraire. Si ces conflits ont été durs et constants, ce n’était pas autour de la question de savoir s’il doit y avoir « collusion » entre l’Eglise et le pouvoir politique, mais de savoir qui, dans cette collusion, avait le dernier mot. Cela finit par des empereurs qui veulent diriger l’Eglise et des papes qui voulaient être au-dessus du pouvoir politique.
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« Que dire du renouveau spirituel porté par le mouvement cistercien ou franciscain ? »
Si Jean Delumeau constate les dégâts de la chrétienté, il en énumère aussi les points positifs, les exceptions. Le problème tient au fait que ces exceptions vont justement à l’encontre de trajectoires et de tendances lourdes. Comme Delumeau, Yannick Imbert nous rappelle aussi des éléments positifs qu’on ne peut pas négliger. Heureusement qu’il y avait les mouvements monastiques, l’un des lieux de protestation majeure contre une « Eglise de multitude » cherchant la protection du pouvoir. Les cisterciens sont une émanation du mouvement de Cluny, qui a voulu revenir à l’ordre bénédictin. Les cisterciens étaient encore plus stricts. N’oublions pas cependant que le renouveau de Cluny s’est placé directement sous l’autorité du pape (contre les princes et les seigneurs qui voulaient diriger l’Eglise), de même que la première croisade a été prêchée lors d’une visite papale à Cluny et que plus tard, le plus grand cistercien, Bernard de Clairvaux, n’avait aucun problème à prêcher la deuxième croisade.
Si les mouvements monastiques ont joué un rôle fondamental dans l’enseignement des peuples européens, c’était dans le contexte d’une trajectoire plus lourde qui était celle de l’entrée en masse dans l’Eglise, sous la contrainte politique ou sociale. « Constantin » devient le modèle, dans le cas de Clovis, de Charlemagne et de bien d’autres. Comme l’écrit Dumézil :
En Occident, la stratégie majoritaire reste, selon nos sources, la conversion par le haut : le roi, les siens, l’aristocratie formant l’entourage royal furent généralement les premiers baptisés, car les premiers visés par la prédication.
Le but était la conversion complète des gentes en tant qu’unités ethniques politiquement hiérarchisées, et non simplement la somme des individus qui les composaient (8).
« Sans parler des 2 000 Eglises protestantes qui voient le jour pendant les premières décennies de la Réforme en France. »
Effectivement, n’oublions pas l’exemple de la Réforme protestante. Bel exemple que personne ne voudrait nier. Cependant, le calvinisme français est minoritaire et n’utilise pas les mêmes méthodes « missionnaires » appliquées en Suisse ou en Allemagne : en effet, lorsque des villes entières adhèrent à la Réforme, il n’y a pas de place pour la dissidence, et le péché y est puni comme un crime. Dans la grande majorité des cas, la mise en place des Eglises protestantes au 16e siècle dépendait d’une alliance entre la théologie et le pouvoir civil, que ce soit des princes (luthériens) ou des conseils municipaux (réformés). Tout cela aboutit aussi au principe de cujus regio ejus religio (« tel prince, telle religion ») et à des générations de guerres de religion.
Et la mission dans tout cela ? Dans la période de la chrétienté, comme nous l’avons dit, elle vient souvent d’en haut, par la conversion d’un roi censée faire entrer son peuple dans l’Eglise. Evidemment, c’est complexe, et il existait aussi une christianisation « d’en bas », largement le fait des mouvements monastiques. A l’époque de la Réforme, la « mission » correspond souvent à la mise en place d’Eglises territoriales et à l’expansion catholique rendue possible suite à la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb. Le mouvement missionnaire protestant-évangélique vient à la fin du 18e siècle. Il est souvent le fait d’associations « para ecclésiales ». C’est peut-être pour cette raison que Murray conçoit la mission comme un entreprise menée « en dehors » de l’Eglise. Si le type de mission né des réveils piétistes accompagne le mouvement de colonisation, sa théologie travaille implicitement contre la vision de la chrétienté, et souvent les missions sont un lieu de critique et de protestation contre la colonisation.
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« Lorsque Murray conclut que Jésus n’était pas pour les Réformateurs “le point central de notre foi et de notre mode de vie…”, cela en devient presque affligeant ».
D’une certaine manière, je suis d’accord avec cette critique. Il arrive que Murray formule l’opposition entre « anabaptistes » et « réformateurs » d’une façon malheureuse. Ce n’est pas que les uns prennent Jésus au sérieux, et que les autres ne le font pas. Mais il y a cependant des différences christologiques importantes. John Yoder en a fait l’objet de sa thèse de doctorat, rédigée en allemand et récemment traduite en anglais (9). Ces différences historiques ont aussi été présentées en langue française (10). Ces christologies sont effectivement liées à des lectures différentes de l’histoire ecclésiale. L’anabaptisme critique l’approche « constantinienne » (plutôt « théodosienne », en réalité) dès ses origines, tandis que les réformateurs, tout en étant critiques de l’Eglise médiévale, n’hésitent pas à rester dans une optique où le pouvoir politique est une nécessité pour la survie de l’Eglise (11).
*****
J’aime bien l’échange et le débat théologique. Il faut être sérieux sur le plan de l’histoire. Je n’ai aucun problème à lire les critiques réformées de l’anabaptisme, j’en ai plutôt l’habitude. Toutefois, les phrases suivantes me font de la peine :
« Critiquer la mission dans la chrétienté est un non-sens. »
Commencer par dénoncer la position de l’autre comme un « non-sens » n’invite pas forcément à un dialogue sérieux.
« Pour ce qui est de la contrainte et de la violence dans la mission, il est bien facile de répéter les clichés habituels. »
S’il y a certes des clichés, il y a aussi beaucoup de vrai. Plus les chrétiens le nient, moins on les prendra au sérieux.
« Ce n’est qu’en faisant une étude honnête de cette période complexe qu’on peut espérer la comprendre. »
« Mon approche est honnête » – comprenons : « celle de l’autre ne l’est pas ».
« Perpétuer des jugement à l’emporte-pièce sans les étayer n’est pas un fondement suffisant pour faire des propositions nouvelles pour l’avenir de l’Eglise. »
Est-ce qu’un article de synthèse est censé étayer une argumentation historique sérieuse et détaillée ?
« …Ce qui me semble difficilement justifiable c’est une manipulation inconsciente de l’histoire en vue d’avancer ses propres positions. »
Nos lectures de l’histoire correspondent presque toujours à notre théologie.
« Une Eglise fondée sur des clichés »
Qui décide ce qui est cliché ? Nous avons montré que derrière les affirmations de Murray, on peut ranger de sérieux historiens.
« Or, c’est la fonction particulière de l’idéologie de critiquer quelque chose qui n’existe pas et qui s’évapore à la première investigation approfondie. »
J’espère avoir montré, avec l’aide d’historiens sérieux, que ce qui est critiqué, la chrétienté, a quand même existé.
« Stuart Murray n’est, d’ailleurs, pas le seul à promouvoir une image fictionnelle du passé. Ceci est caractéristique de nombreux auteurs associés avec le mouvement de l’« Eglise émergente ».
Cela n’a jamais constitué un argument rationnel que de discréditer quelqu’un en l’associant à un mouvement plus large que l’on n’apprécie pas…
***
J’en conviens, Stuart Murray devrait parfois nuancer ses propos, qu’ils soient théologiques ou historiques. En même temps, la critique se fait à partir d’un résumé, sans vraiment citer Murray lui-même.
La chrétienté a bel et bien existé (sinon, comment expliquer 1789 ?). Elle est en train de disparaître et les chrétiens doivent apprendre à vivre autrement. N’oublions pas que Murray n’a pas écrit ce livre pour la France. Il est Anglais, vivant dans un pays où il y a encore une Eglise « officielle ». Le protestant français n’a jamais connu son Eglise dans une situation de « chrétienté », et il s’en est réjoui lorsque la chrétienté catholique a été mise « hors jeu ». Pour un catholique français, anglais, suisse, allemand, suédois, même américain, la disparation d’un christianisme majoritaire, au cœur de la société, est un apprentissage parfois difficile. Nos habitudes, nos théologies, nos éthiques ont été très souvent forgées dans une optique tributaire de la chrétienté. Si Murray dérange, c’est peut-être parce qu’il rappelle cette dernière réalité.
Neal Blough, professeur d’histoire de l’Eglise à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine (F).
Notes
1 Le numéro d’octobre 2011, de Mennonite Quarterly Review est entièrement consacré à un débat avec l’ouvrage de Leithart.
2 Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Albin Michel, 2007, p. 85.
3 Bruno Dumézil, Les racines chrétiennes de l’Europe. Conversion et liberté dans les royaumes barbares Ve-VIIIe siècles, Fayard, 2005, p. 48.
4 Pierre Maraval, Le christianisme de Constantin à la conquête arabe, PUF, 1997, 3e édition, 2005, p. 23.
5 « …We may safely assert that in all the two thousand years of the Church’s history, no period has ever seen a greater revolution in religious thought and institutions than that which took place in the first five centuries between the close of the patristic age and the dawn of scholasticism (600-1100) » (James C. Russell, The Germanization of Early Medieval Christianity. A Socio-historical Approach to Religious Transformation, Oxford University Press, 1994, p. 39).
6 Jean Delumeau, Le Christianisme va-t-il mourir ?, Hachette, 1977, p. 22.
7 Delumeau, p. 41 ; 43.
8 Dumézil, p. 151.
9 J. H. Yoder, Anabaptism and Reformation in Switzerland:An Historical and Theological Analysis of the Dialogues between Anabaptists and the Reformers, (dirigé par C. A. Snyder, traduit par D. Stassen et C. A. Snyder, introduction de N. Blough), Kitchener, Pandora Press, 2004.
10 Voir les chapitres 1 et 2 de Claude Baecher (éd.), Rédemption et salut. La portée de l’œuvre du Christ pour la vie d’Eglise et pour l’éthique, Editions Excelsis, 2011.
11 Pour un exemple de ce même débat au XVIe siècle (entre Marpeck, Bucer et Luther), voir notre article « Eschatologie, christologie et éthique : la fin justifie les moyens », Eschatologie et vie quotidienne, Excelsis 2001, p. 15-37.