Comment réagissez-vous face au développement de plus en plus important des mouvements djihadistes dans la bande sahélienne ?
En tant que personne issue de cette région, c’est une très grande préoccupation. Je suis très touché de voir une telle progression, de voir les rapports entre les peuples se dégrader sous nos yeux et le nombre croissant des victimes dans la société… Et cela ne vise pas nécessairement un groupe de religieux particulier. Les musulmans sont touchés, les chrétiens sont touchés, les pratiquants des religions traditionnelles africaines sont touchés, même si, ici et là, il y a des accents différents. Quand cela touche les chrétiens spécifiquement, cela me concerne très profondément !
Comment voyez-vous l’évolution de la situation au Tchad, votre pays d’origine ?
Pour le moment, cela ne touche que la population qui se trouve à proximité du lac Tchad. Dernièrement, alors que j’étais sur place, j’ai découvert que les gens se posent beaucoup de questions : « Pourquoi connaissons-nous une telle situation ? Pourquoi assiste-t-on à un tel développement qui met tout le monde dans une situation d’insécurité ? Pourquoi ces tensions et cette polarisation entre les communautés ? »
Dans ce contexte-là, qu’est-ce que les chrétiens devraient mettre en place ?
En tant que chrétien, il est très important de faire ce que Jésus fait : susciter des conversations au sein des communautés nationales et régionales, des espaces où les gens peuvent partager et dire ce qu’ils pensent, le plus honnêtement possible. Il s’agit d’encourager le vivre ensemble pacifique. Cette zone était exemplaire. Prenez la situation du Sénégal où les communautés religieuses vivaient en parfaite harmonie. J’ai même rencontré des Sénégalais d’origine musulmane qui portaient des prénoms chrétiens. Je leur ai demandé comment ils pouvaient s’appeler Jean et ils m’ont dit : « Mon père avait un ami chrétien qui s’appelait Jean, et il a voulu honorer son ami en me prénommant Jean ! »
Voir une nouvelle dynamique s’installer, c’est très préoccupant. Il faut que les communautés chrétiennes et musulmanes ainsi que les pratiquants des religions traditionnelles africaines trouvent des mécanismes conversationnels, des hommes et des femmes de confiance respectés pour initier des conversations entre les communautés. Ce ne sera pas simple, mais il faut que cela se fasse et que de telles initiatives se multiplient.
A dessein, vous utilisez le mot « conversation » et pas le mot « dialogue ». Pourquoi ?
Parce qu’on a besoin de se parler. C’est la famille ! Dans le mot « dialogue », il y a le préfixe « dia » qui renvoie à la notion de division. Je préfère le mot « conversation » ou la formule « palabre à l’Africaine » : on s’assoit autour de la table, on parle et on partage. Dans le mot « conversation », on ressent beaucoup plus le fait que nous sommes ensemble. Nous partageons un même espace de vie et nous pouvons nous asseoir pour voir comment gérer cet espace commun. Des idées peuvent émerger des conversations.
Comment serait-ce possible quand, autour de la table, il y a par exemple des responsables d’un islam conquérant ?
Mon approche ne cherche pas d’abord à commencer avec les extrêmes. Il y a effectivement des musulmans qui incarnent un islam conquérant, mais il y a d’autres pôles qui sont aussi extrémistes. A mon sens, ce n’est pas avec ces gens-là qu’il faut commencer. Il faut commencer là où la conversation est possible. Commencer avec les extrêmes génère trop de tensions et de suspicions. Chacun vient pour défendre des positions plutôt que pour dire : « Nous sommes une famille et nous avons besoin de nous mettre ensemble. »
Dans ce contexte-là, les évangéliques ont-ils des ressources pour contribuer à cette conversation ?
Il y a des ressources potentielles, mais peut-être que ces personnes-ressources doivent être mises ensemble et affûtées pour engager des conversations. A mon sens, il faut chercher à identifier quelques personnes-ressources qui existent et les encourager à faire le pas. Très souvent on a peur de faire le pas. On hésite, parce que l’on n’a pas l’assurance que cela puisse marcher. Le rôle des évangéliques est de dire : « Nous avons le Seigneur avec nous pour nous aider, même au travers de nos faiblesses. Démontrons sa compassion, son amour et son appel à la conversation. »
Les évangéliques ne sont-ils pas handicapés sur ce terrain de la conversation par leur désir d’évangéliser et d’amener toute une société à obéir à la personne de Jésus-Christ ?
Oui. Il s’agit là d’une conception présente dans certains courants parmi les évangéliques, mais cela représente-t-il la pensée biblique ou théologique ? Je ne le crois pas. Le fait que Jésus en personne soit Emmanuel, Dieu avec nous, suggère qu’il vit avec nous, qu’il est venu vivre avec nous. Notre repère, c’est le Christ, pas nos idéologies ! Pas notre désir d’arracher de force certaines choses…
Auriez-vous des exemples d’évangéliques de l’Afrique francophone qui incarneraient une promotion exemplaire du vivre ensemble ?
En République centre africaine (RCA), trois représentants des confessions musulmane, catholique et protestante évangélique se sont mis ensemble pour entretenir une dynamique conversationnelle (1). C’était en réponse à un conflit ouvert qui continue. Voir un prêtre, un imam et un pasteur aller vers la population et l’encourager au vivre ensemble est un exemple extraordinaire. Ils ont même été reconnus par le prix Sergio Vieira de Mello. Pour moi, de tels modèles sont à encourager. Dans un tel espace conversationnel, le Seigneur fera lui-même au-delà de ce que nos yeux peuvent percevoir ou de ce que nous pouvons forcer par notre action.
Concrètement, comment promouvoir une dynamique conversationnelle dans les milieux évangéliques d’Afrique francophone ?
Il faut initier et encourager ceux qui ont un potentiel pour les amener dans cette direction et ne pas avoir peur des petits commencements. Parfois, on veut faire de grandes choses. Ma perspective est de commencer petit, là où on peut. Il y a des personnalités évangéliques en Afrique francophone auxquelles les chrétiens font confiance et qui peuvent initier et encourager de telles choses.
Pendant de nombreuses années, vous avez été secrétaire général des Groupes bibliques universitaires au plan international. Avez-vous pu encourager une telle dynamique conversationnelle au travers des différents groupes GBU d’Afrique francophone ?
Mon rôle était global. Je ne me focalisais pas spécifiquement sur l’Afrique francophone. Mais la culture des GBU encourage cette dynamique conversationnelle, même si ce n’est pas toujours facile à cause de nos appartenances dénominationnelles. Cela correspond à un axe éthique des GBU. Partout dans le monde, les groupes GBU créent des espaces ouverts de conversation, des espaces d’accueil vrai où les gens peuvent se sentir dans une famille et accueillis… et la conversation est possible. C’est peut-être aussi là que l’évangélisation devient possible : les personnes invitées par les étudiants des GBU répondent à l’Evangile à cause de l’amour !
L’évangélique moyen, lorsqu’il entre dans une telle dynamique conversationnelle, ne se sent-il pas menacé, alors qu’il aurait plutôt tendance à mener une évangélisation un peu frontale ?
Il faut aider les évangéliques à enraciner leur foi dans la certitude de la protection qu’ils ont en Jésus-Christ. Le salut n’est pas qu’une question de billet de banque que l’on va recevoir, le salut est profond. Le salut, c’est notre sécurité. C’est notre enracinement en Jésus-Christ. Et c’est cela qui manque peut-être et qui fait que les gens ont peur de se perdre. Il serait bon que les Eglises évangéliques poussent un peu plus la formation des membres de leurs communautés. Il faut encourager l’évangélique moyen à une compréhension profonde de sa foi. La dynamique et l’approche conversationnelles ne viendront que si les évangéliques sentent une certaine assurance en eux-mêmes et parfois cette assurance manque. On flotte comme des feuilles et on a peur. Si Dieu lui-même n’avait pas pris le risque de la conversation en venant au milieu de nous, le salut n’aurait pas été possible. Pourquoi Dieu prend-il ce risque ? A cause de l’enracinement dans la relation trinitaire, entre Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit. Cette relation trinitaire aide Jésus à venir avec assurance pour être la voix de Dieu dans notre humanité. C’est un chemin difficile, mais c’est le chemin incontournable si nous voulons transmettre le message d’amour de Jésus.
Dieu n’est pas que tempête. Il est aussi brise. Dieu se révèle comme tempête quand il y a réellement un besoin de démontrer sa puissance, dans des situations exceptionnelles. Nous apprécions tous la brise et ce qu’elle nous apporte en matière de fraîcheur. La brise est toujours invitation. Les évangéliques doivent apprendre à annoncer l’Evangile dans une perspective de brise conversationnelle, sans avoir peur !
Propos recueillis par Serge Carrel