Je m’approchai lentement. Le respect et la crainte qui marquaient mon pas hésitant, ne parvenaient pas à cacher ma gêne. La plaie de la mauvaise conscience laissée aux soins inefficaces du temps avait infecté jusqu’à mon regard baissé. Je m’arrêtai à bonne distance et je m’accroupis dans un geste qui se voulait rencontre, simplement pour être à sa hauteur, un peu plus proche, un peu plus solidaire. Je levai lentement les yeux et je le regardai dans un premier vrai face à face, nécessairement silencieux, bien au-delà des mots.
Je ne sais s’il attendait ma visite, mais moi, je savais où le trouver. Ça fait un moment qu’il est là, le petit arbre au fond de mon jardin. Avec le temps et la fougue de sa jeunesse, il devrait être presque grand, en tout cas robuste, conquérant. Aujourd’hui, il est pourtant petit et bizarrement bâti... à cause de moi. C’est moi qui l’ai blessé il y a quatre ans d’un geste maladroit. Alors que j’entretenais encore l’illusion de savoir faire quelque chose de mes 10 doigts, j’entaillai gravement la base de son tronc, d’un trait de débroussailleuse malheureux et définitif.
Depuis lors, je tonds, je débroussaille, mais le petit arbre blessé a droit à cinquante centimètres tout autour de lui, son espace à lui, le lieu de son combat pour la vie. Dire qu’il a fallu faire mal pour enfin prendre conscience de ce qu’il est ! Il a eu droit à de la pommade, à une bande, à un peu plus d’eau durant la canicule... Vous connaissez bien ces gestes de rachat dérisoires, un peu désespérés mais sincères que l’on esquisse pour se rassurer soi-même, tenter de payer la dette, rendre l’autre à nouveau propice.
Un petit arbre aux couleurs de la mort
« Il est foutu », pronostiquent plusieurs bien-pensants qui se relaient au chevet du blessé.
D’aucuns me suggèrent: « Tu aurais meilleur temps de l’arracher et de le remplacer ».
La fixité de ce regard normatif me malmène. N’y a-t-il donc qu’une loi, celle qui va de la vie à la mort, de la force au déclin, de la présence à l’absence, de l’unité à la dispersion ou, pire encore, celle du refus de la blessure, de la laideur, de l’infirmité ? Faut-il désormais simplement apprendre à se débarrasser d’un problème même si on en est la cause ? Quelle espérance pour une vision du monde si tragique et tellement marquée d’irréversible, d’apparence, de superficialité ?
Le petit arbre ne semblait même pas vouloir démentir. Blessé jusqu’en son cœur, il prit peu à peu la couleur de la mort, paraissant capituler lui aussi devant la loi ultime, le verdict des hommes. Il m’apparaissait de plus en plus craintif, gardant sans doute pour lui seul la dernière flammèche de vie si fragile qui l’habitait encore. Plus rien, l’horizon se fermait.
Je m’accrochais à la voix d’un ami jardinier, dont la sagesse est aussi généreuse que la moustache. L’homme est peu bavard. Il me dit en substance ce condensé de philosophie du terroir: « Attends, tu verras bien ! »
Vous pourriez me dire: « Mais qu’est-ce que tu veux t’énerver pour un arbre ? » Mais vous ne me le dites justement pas ! D’abord parce que vous ne voulez pas m’embêter, et surtout parce que vous voyez très bien qu’en toile de fond émerge un véritable enjeu qui parle bien au-delà de l’arbre. Résignation ou résurrection, quelle vision du monde? La résurrection du Christ comme événement, la résurrection comme dogme fondamental de ma foi ? La possibilité de la résurrection et de signes de résurrection, peut-elle laisser une empreinte dans ma vision du monde, dans ce qui fait ma vie au jour le jour ?
Un mourant qui parle
Je reviens jour après jour, semaine après semaine, veiller mon arbre mourant. Il a une façon bien à lui de me parler, même quand sa vie s’en va. A travers lui, je rencontre des visages connus, tant d’amis blessés au combat de la vie ou de la vocation, tant de sincérités émiettées, dispersées, qui se sont tues, tant d’élans merveilleux devenus gris, recroquevillés, stériles. Pour chacun, la débroussailleuse cruelle a un nom, éveille un ou plusieurs souvenirs et tout ça fait qu’aujourd’hui c’est comme ça ! Je suis comme ça ! La couleur grise de couples mourants, la couleur grise de la maladie qui ronge, la couleur grise des cœurs qui ont cessé d’y croire.
Le petit arbre est là, et je crains toujours d’assister à son dernier souffle. Plus mon espoir recule, plus la mort avance. Plus je me soumets à la loi naturelle, plus elle me semble toute puissante. La nuit tombe, elle pourrait être obscure... pour toujours.
Mes visites s’espacent. Je suis comme usé d’avoir espéré pour rien. Je sens que je ne rencontre pas l’autre là où il est, mais là où je souhaite qu’il soit. Il n’y a pas d’avenir pour des chemins si différents. Comment « durer » à côté du souffrant ? Comment croire sans voir ?
Tout à coup un signe de vie
Un matin pourtant, à l’aube, après trois jours d’absence, je reviens, plus animé par le sens du devoir que par un élan spontané. Je prévois une visite sans surprise, « un peu plus de la même chose » comme disent ceux qui ne pensent même plus au renouveau. L’arbre choisit ce moment pour m’offrir un signe de vie: une nouvelle pousse grandit, une vie s’élève devant moi comme un rejeton, enfanté de la sécheresse. Elle n’a ni prestance, ni beauté pour retenir mon attention et son aspect n’a rien qui peut me plaire... pourtant, elle me plaît. Immobile, je vis comme un séisme intérieur. C’est comme si un filet d’eau parvenait enfin à vaincre les obstacles pour perler à la surface d’une terre desséchée. Presque rien, mais immense, fondamental.
Un flot d’images se met très vite en perspective, pêle-mêle dans mon esprit. Mes mains ouvertes sont plus proches que jamais de la source: heureux ceux qui pleurent, heureux les pauvres, les derniers qui seront les premiers, les ossements secs et dispersés qui sont rassemblés et vivifiés, l’histoire de l’humanité et du peuple de Dieu qui ne cesse de s’obscurcir mais qui ne se dissout jamais dans la nuit totale, un reste racheté demeurant envers et contre tout. Toutes les naissances de couples stériles qui ont jalonné le chemin de la promesse, les processus de guérison inscrits dans nos corps et bien sûr un tombeau merveilleusement vide... il est là le véritable cadeau. Dieu fertilise l’histoire de l’homme de ses renversements prodigieux. L’impossible devient une terre vivante, une terre de révélation, une terre nourricière où la foi naît et grandit comme le rejeton inespéré, la faible pousse. Je vois Pâques, le tombeau vide et je vois sous mes yeux, comme rien que pour moi, une des résurrections que Dieu offre à mes yeux comme ancre pour rechoisir l’espérance, tenir, rester accroché à lui.
Je reste pour savourer cet instant privilégié. Je sens en moi la vie reprendre sa place, comme quand on remplit les canaux d’irrigation et que chaque goutte est conduite où elle doit abreuver. La mort qui réduit au silence a dû reculer devant la parole de l’arbre mourant. L’aiguillon acéré a buté sur une limite, une protection ultime. La toute puissance lui échappe à jamais, la loi de l’impossible retour est pour toujours plus forte que la loi du dernier silence.
La partie morte en guise de tuteur
Jour après jour, la petite pousse a grandi, vaillamment, usant même de la partie morte de la plante comme tuteur, trouvant de nouveau un canal pour dire sa vitalité, sa soif de grandir, manifester la force du vivant. L’ami jardinier, toujours aussi moustachu que pertinent, a coupé ce qui était mort pour encourager la vie. De sa noble sagesse de terrien, il m’a dit : « Il y a plus de gens qu’on ne pense qui lui ressemblent à ton petit arbre ! » Oui, la parole de l’arbre m’a réappris à voir les signes de résurrection qui persévèrent à crier la vie dans nos histoires. Le Tout-Puissant ne permettra pas que ta nuit soit totale. Sa visite pour toi, même si tu penses que c’est de très loin, déchirera toujours la décréation ultime de la nuit.
Cet arbre me parle de tous les amputés que nous sommes, de toutes les pertes que nous avons dû traverser, les dépouillements, les chagrins, les bémols et les accords mineurs. Cet arbre me montre l’attente fervente et l’accueil de cette pousse nouvelle qui, parce qu’elle naît du miracle, parle plus fort, plus droitement du Dieu de la vie, de la résurrection.
Le petit arbre ne cache pas les marques de sa blessure. Il vit avec, avance avec ce qu’il est et ce qu’il n’est plus. Il aurait pu toucher le passant par sa beauté, il dira désormais le prix de la vie à qui sait lui accorder un regard. Elle n’est que plus belle la prédication du tordu. Pourquoi recouvrir de nos costards formatés, qu’on pourrait d’ailleurs tragiquement appeler des uniformes, pourquoi cacher de si belles paroles de vie derrière nos vitrines ? Si les tordus se mettent à parler dans l’Eglise, on ne manquera jamais de prédicateurs.
Des promesses malgré les contradictions
« Je vous ramènerai dans votre patrie, chez vous. Et vous serez convaincus que je suis le Seigneur quand vous verrez cela » (Ez 37, 12-13).
Le petit arbre n’est pas resté cet autre dont je dois m’approcher. Au rythme de mes visites, il a enfin pu devenir ce miroir qui n’attendait que de me révéler ses richesses. Je peux me reconnaître en lui, m’accepter, me voir comme porteur de promesses malgré les contrastes, voire les contradictions qui m’habitent. A son exemple, je perçois la possibilité de dire quelque chose de plus fort, de plus authentique aux autres que la fatigue de ma poursuite désespérée de la perfection.
La nature multiplie les signes de résurrection. La parabole du tordu vient à sa manière souligner aussi la puissance du message de la vie. Un message à accueillir, à vivre, à déposer dans le repos d’une relation réconciliée avec le ressuscité et avec soi-même.
Le Seigneur est réellement ressuscité et plus rien ne peut être comme avant. Y compris pour les tordus !
Jean-François Gertsch
Ce texte est la reprise d’une prédication donnée à l’Eglise évangélique des Amandiers le 16 avril 2006, dimanche de Pâques. Elle avait pour textes bibliques de référence : Ez 37, 1-14 et 1 Co 15,55.