« J’étais très ambitieux », a lui-même déclaré William Wilberforce en commentant son entrée à la Chambre des communes à l’âge de 21 ans, puis sa victoire aux élections du comté du Yorkshire. Mais alors que tout lui sourit, il est interpellé par l’inadéquation qu’il perçoit entre ses ambitions professionnelles et la foi chrétienne. En pleine remise en question, il rend visite à John Newton, ancien capitaine de bateaux d’esclaves, qui a écrit le célèbre chant « Amazing Grace ». Et cet homme, imprégné du renouveau évangélique qui soufflait alors en Angleterre, l’encourage à rester actif au Parlement pour y servir Dieu. Ce que fait William Wilberforce au-delà de toutes attentes.
« Toute sa doctrine, tous ses préceptes, il les puise dans la parole de Dieu », a par la suite écrit l’un de ses contemporains pour résumer l’engagement de William Wilberforce. Un engagement qui s’est inscrit dans une Grande-Bretagne plongée en pleine révolution industrielle. Car avant de se propager dans toute l’Europe, c’est sur cette île que des transformations socio-économiques considérables vont avoir lieu dès 1760 : la population se concentre dans les villes et s’accroît ; la mécanisation et l’augmentation de la production palpitent au cœur d’une société marquée par l’esprit d’initiative et le goût de la nouveauté.
Un combat sur la scène politique...
L’Angleterre est au tout premier rang de l’économie mondiale dès le début du XIXe siècle. Mais elle n’en est pas pour autant un paradis social. Et la révolution économique s’y déroule au milieu de nombreuses souffrances. Dans ce pays en pleine mutation, William Wilberforce est un homme qui se lève et qui décide de se battre au nom de ce qui est devenu pour lui non seulement vrai, mais aussi essentiel : la dignité de la personne humaine et sa condition d’être unique et libre devant Dieu.
Ces années de prospérité sont difficiles non seulement pour la classe ouvrière... mais aussi pour les esclaves ! Le développement constant des colonies et des activités commerciales rapporte en effet du Sud non seulement des matières premières indispensables et de nouveaux marchés, mais il s’effectue sur le dos d’une main-d’œuvre à laquelle on n’octroie aucun droit : les Noirs, transportés dans des cales de navires depuis l’Afrique jusque dans les colonies des Indes britanniques.
Sur la base de sa foi chrétienne, William Wilberforce remet en question l’ensemble du système commercial mondial et le combat politiquement. Pendant des années, il mène une bataille harassante et épuisante au Parlement. Bataille qu’il remporte enfin après plus de 40 ans de lutte : les 500'000 êtres humains alors employés comme esclaves principalement dans les plantations de sucre des colonies anglaises sont libérés sous son impulsion.
... avec la foi pour moteur...
Comme d’autres réformateurs sociaux britanniques, William Wilberforce a été fortement influencé par l’œuvre du prédicateur John Wesley, pour qui « l’amour pour Dieu et pour tous les hommes est le cœur de la religion. Cet amour... est le médicament de la vie, l’outil infaillible contre tout mal dans un monde brisé. »
Dans cette Grande-Bretagne en pleine effervescence, un renouveau religieux appelé « méthodisme » émerge, comme pour pallier aux manques de l’Eglise officielle anglicane. A l’origine, il représente un authentique effort de réflexion religieuse et une révolte. John Wesley proclame notamment que la foi seule peut sauver et qu’elle vient du cœur, non de la raison. Son mouvement freine la déchristianisation qui est en cours dans les classes défavorisées, répand un idéal de solidarité humaine et aussi la conviction que l’harmonie des classes permet le progrès sans recours à la révolution.
Converti à ce christianisme évangélique en 1785, William Wilberforce n’a de cesse de militer pour le retour aux valeurs de service et d’amour envers les plus démunis, comme les prisonniers et les enfants qui travaillent dans les mines et les industries. Il est convaincu que la lumière des chrétiens doit luire devant les hommes : « En sorte qu’ils voient vos bonnes œuvres et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux » (Mt 5.16). Avec obstination, il oriente ensuite son combat en faveur de l’abolition de la traite des Noirs et de l’esclavage : année après année, il présente une motion en ce sens devant la Chambre des communes. Il y affronte l’hostilité de ses collègues torys (libéraux), dont la majorité est en faveur du maintien de la traite et de l’esclavage dans les colonies, considérés comme une des bases de la prospérité britannique.
... jusqu’à la victoire !
Rien ne décourage William Wilberforce. Les obstacles ne font qu’enflammer son zèle. Il comprend que c’est sur l’opinion publique qu’il doit s’appuyer, afin de peser sur les votes du Parlement. Il ne cesse alors pendant vingt ans d’agiter le pays, parle dans les meetings, provoque l’intervention de la presse et stimule les écrivains. Il publie lui-même divers ouvrages, dont une Lettre aux électeurs et aux habitants du Yorkshire au sujet de la traite. A chaque session parlementaire, il présente sa motion, sans se rebuter lorsqu’il la voit repoussée par la majorité ou lorsqu’on lui oppose les interminables retards d’une enquête qu’on prolonge à dessein... Il prononce des discours remarquables, écrit et fait écrire sans relâche. Sa correspondance est incessante, ses démarches personnelles ne s’interrompent jamais ; il s’adresse sans distinction aux ministres, aux chefs de l’opposition et aux ecclésiastiques.
Le 25 mars 1807, la Chambre finit par accepter l’acte d’abolition de la traite des Noirs par 283 voix contre 16. Dès lors, William Wilberforce tourne ses efforts vers l’abolition graduelle de l’esclavage, jugeant que l’abolition immédiate entraînerait non seulement la ruine des propriétaires, mais aussi celle de leurs esclaves, et qu’il faut d’abord les former pour pouvoir les rendre libres. C’est sous la pression de l’opinion publique travaillée sans relâche par lui-même comme par ses amis que l’Angleterre impose à la France, au traité de Paris du 30 mai 1814, l’abolition de la traite des Noirs, assortie toutefois d’un délai de cinq ans.
Sous son impulsion, une société pour l’abolition de l’esclavage est créée en 1823 en Angleterre. Et c’est le 14 mai 1833 que le parlement britannique adopte une loi d’émancipation générale des Noirs. Trois jours après cette grande victoire, William Wilberforce, qui se sera battu 46 ans pour mettre un terme à l’esclavage des Noirs, meurt. Comme s’il avait attendu enfin cette mesure légale pour tirer sa révérence... Ses funérailles ont lieu en grande pompe à l’Abbaye de Westminster. Et les regrets sont unanimes : sa vie désintéressée, son dévouement absolu à la cause des opprimés, sa persévérance lui ont attiré le respect de tous. Il ne s’est pas contenté de lutter contre l’esclavage. Il est resté sensible aux misères qui l’entourent : le quart, parfois le tiers de son revenu est, sans nulle ostentation, consacré à des œuvres de bienfaisance.
La dernière lettre que John Wesley, le fondateur du méthodisme, a écrite avant sa mort lui était destinée. Datée du 24 février 1791, il avertissait William Wilberforce de la difficulté de la bataille, mais lui prodiguait aussi des encouragements : « A moins que Dieu ne vous ait suscité pour cette besogne, vous serez usé par l'opposition tant des hommes que des diables. Mais si Dieu est pour vous, qui peut encore être contre vous ? Est-ce que tous sont ensemble plus forts que Dieu ? Oh, ne vous lassez pas de bien faire ! Continuez, au nom de Dieu et avec la puissance de sa force, jusqu'à la disparition de l'esclavage même américain (le plus vil jamais apparu sous le soleil). »
Une rapide ascension
William Wilberforce est né dans le village anglais de Hull en 1759. Son père est un négociant et descend d’une ancienne famille. Si la santé de William a toujours été déficiente, il montre très jeune une vive intelligence et une grande facilité d’élocution. Il perd son père à l’âge de neuf ans et se voit confié à un oncle et une tante... dont l’influence spirituelle sera décisive et qui l’introduiront à John Newton et Georges Whitefield, l’une des grandes figures avec John Wesley du réveil méthodiste en Angleterre.
Sa mère le reprend cependant et le place dans une institution à Pocklington, dans le Yorkshire. Il y montre de bonnes dispositions, étant presque toujours le premier dans les différentes matières, même s’il se met au travail au dernier moment. Il entre au collège de St-Jean à Cambridge en octobre 1776, où il se lie d’amitié avec William Pitt, futur premier ministre. La mort de son grand-père et celle de son oncle le mettent à la tête d’une grande fortune. Il néglige alors ses études... mais, doté d’une ambition féroce, il se présente aux élections générales de sa ville natale et l’emporte : à vingt et un ans, il est membre de la Chambre des communes.
Dès qu’il paraît à Londres, il est admis dans les meilleures sociétés et se retrouve avec les personnalités les plus marquantes, dont son grand ami et condisciple d’études William Pitt. A la Chambre, William Wilberforce parle peu et conserve l’indépendance de ses opinions. Lorsqu’au mois de novembre 1783, William Pitt est appelé au poste de premier ministre, il se trouve naturellement porté avec lui sur le devant de la scène.
Combat et inimitiés
Il soutient vigoureusement la politique de son ami Pitt. De nouvelles élections sont annoncées pour le mois de mars 1784. Il se rend à York, afin d’y combattre l’influence des whigs (conservateurs) ; il parle avec tant d’éloquence et d’à-propos dans un grand meeting, il capte si bien l’attention de ses auditeurs que ceux-ci se déterminent aussitôt à le choisir comme représentant. Malgré sa jeunesse et quoiqu’il n’ait point de relation dans cette province, l’opinion publique se prononce pour lui d’une façon si décisive que nul adversaire n’ose lui disputer la victoire. Après ce triomphe éclatant, il peut prétendre aux postes politiques les plus élevés ; mais son souci du prochain et son combat en faveur de la libération des Noirs prennent le pas sur ses ambitions personnelles.
Voulant rester constamment en phase avec sa conscience, il n’hésite pas à sacrifier de vieilles amitiés. Ainsi, il s’éloigne de William Pitt lorsqu’il se prononce contre la guerre avec la France ; il se met fort mal avec la cour en refusant un supplément de traitement demandé pour le prince de Galles, héritier dissipateur des biens de la couronne... En 1797, il publie l’ouvrage Considérations sur le système religieux dominant chez les classes élevées et moyennes de l’Angleterre comparé avec le véritable christianisme. Ce livre rencontre un succès extraordinaire. L’édition entière est épuisée en quelques jours ; cinq réimpressions se succèdent en six mois, et d’autres interviennent encore par la suite.
Un homme de prière
Après la mort de William Wilberforce, un de ses fils fait paraître un autre livre qui respire une vie spirituelle sincère : Prières de famille. Marié en 1797 à l’âge de 37 ans à Barbara Ann, William Wilberforce est le père de 6 enfants et était connu pour sa vie de prière intense. Il n’était pas inhabituel, lors d’une rencontre avec ses amis, qu’ils prient ensemble pendant trois heures.
William Wilberforce a été tourmenté par les versets de l’Evangile : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur. C’est là le premier et le plus grand commandement. Et voici le second qui lui est semblable. Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 22, 37-39). Il pensait que quiconque est touché par l’amour de Dieu n’aime pas Dieu seulement de tout son cœur, mais a aussi pour mission d’aimer aussi tous ceux qui ont été créés par lui. L’amour de Dieu et l’amour du prochain sont inséparablement imbriqués l’un dans l’autre. Cependant, le prochain n’est pas seulement l’individu, mais le commandement d’amour s’étend aux sociétés et aux cultures, jusqu’au bout de la terre, estimait-il.
Comme d’autres, William Wilberforce a voulu porter la vie du Dieu qui fait toutes choses nouvelles dans tous les domaines de l’existence humaine. Et faire savoir que Dieu rend possible une nouvelle vie par son Fils Jésus-Christ – la vie éternelle, mais aussi la vie humaine, ici sur cette terre. C’est pour cela qu’il ne faisait pas de distinction entre les activités dont l’objectif est l’évangélisation et celles à buts sociaux : tout ce qui naît d’une relation d’amour pour Dieu servira à ses fins, à sa louange et à l’avancement de son règne.
Gabrielle Desarzens
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