Henry Dunant est né en 1828 dans une famille de la bourgeoisie protestante de Genève. Sa mère, Anne-Antoinette, née Colladon, était issue d'une des familles les plus prestigieuses de la ville. Ses ancêtres, juristes influents de la ville de Bourges passés à la Réforme, étaient venus s'établir à Genève au XVIe siècle à l'appel de Calvin. Dès son jeune âge Henry accompagne sa mère dans les quartiers les plus pauvres de la ville pour apporter des secours aux chômeurs, aux invalides, aux orphelins entassés dans des taudis.
15 ans : une expérience de conversion
A peine âgé de vingt ans, « il passe des dimanches après-midi à faire la lecture de la Bible à des condamnés de la prison de Genève. (...) Le jeune homme a beau ne pas être pasteur, son engagement charitable ressemble furieusement à un ministère. Pour lui, l'amour du Christ se traduit très concrètement par l'amour du prochain » (1). Depuis quelques années en effet, il fréquente les cultes de la Société évangélique à la Chapelle de l'Oratoire (future Eglise libre de Genève). Touché par l'esprit du Réveil, il avait passé vers l'âge de quinze ans par une conversion personnelle qui dynamisa sa foi. Il écoutait avec passion les prédications du pasteur Louis Gaussen, l'un des fondateurs de la Société évangélique de Genève et figure marquante de la théologie évangélique francophone au XIXe siècle.
Bientôt Dunant se trouve à la tête d'un groupe de jeunes gens qui se réunissent pour étudier la Bible et prier. Encouragé par le grand prédicateur du Réveil français Adolphe Monod, de passage à Genève en automne 1852, Dunant fonde avec quelques amis l'Union chrétienne de Genève dont les membres (selon un article du règlement) sont « des jeunes gens qui reconnaissent les Saintes Ecritures comme divinement inspirées et seule règle de foi ; Jésus-Christ Dieu Sauveur, comme leur unique espérance ; et qui sont désireux de travailler, avec le secours du Saint-Esprit, à l'avancement du règne de Dieu ». L'enthousiasme communicatif de Dunant et son sens des relations l'incitent à établir des contacts suivis avec des groupes similaires qui apparaissent, dans l'élan du Réveil, à Paris et dans diverses localités du sud de la France, leur écrivant des circulaires dont la sève spirituelle est remarquable. Dunant devient la cheville ouvrière d'un réseau qui se rattachera aux Unions chrétiennes de jeunes gens, fondées peu auparavant en Angleterre par George Williams. En même temps, il est secrétaire de l'Alliance évangélique de Genève.
Une carrière dans la banque
En 1849, Dunant avait trouvé un emploi dans une banque dirigée par MM. Lullin et Sautter, eux aussi engagés dans le courant du Réveil évangélique. Cette banque avait formé des projets de développement en Algérie, où elle disposait d'une concession de 20 000 hectares octroyés par l'empereur Napoléon III. Le but était l'implantation de centaines d'agriculteurs suisses, sous le couvert de la Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif, dans l'intention de contribuer à la prospérité du pays et à sa christianisation. Les employeurs de Dunant lui demandent de s'y rendre pour quelques mois, en 1853. Il en profite pour prendre contact avec l'Eglise protestante algérienne et la met en relation avec les Unions chrétiennes de jeunes gens. A son retour, il cherche des appuis pour obtenir personnellement une concession de cinquante hectares. Mais les colons suisses peinent à survivre, et, en 1856, Dunant fait un investissement risqué pour développer des moulins à Mons-Djemila afin de sortir de l'impasse. C'est le début de son engagement dans une aventure – dans un engrenage – qui provoquera le drame de sa vie. Trompé par des promesses non tenues de l'Administration française, égaré par un optimisme proche de l'utopisme qui lui fait sous-estimer les difficultés de l'entreprise, il se met à solliciter des prêts auprès de Genevois fortunés pour se lancer dans une fuite en avant, ce qui le conduira à un endettement irrémédiable, puis à la faillite. En 1858, il écrit une Notice sur la régence de Tunis, comme une manifestation d'estime pour le bey de Tunis, l'un des premiers souverains à abolir l'esclavage – ce qui valut à Dunant d'être décoré par le bey de l'Ordre du mérite, la plus haute distinction tunisienne, et la première distinction internationale pour lui (2).
Solferino, un lendemain de bataille
En 1859 (il a 31 ans), Henry Dunant se trouve en Italie du Nord pour raisons professionnelles (3). Le lendemain de la terrible bataille de Solferino, il se rend sur le théâtre des combats qui ont provoqué une tuerie laissant plusieurs dizaines de milliers de cadavres, de blessés et d'agonisants sur le terrain. Il soigne les blessés, prie avec les mourants, console ceux qui souffrent, puis écrit une lettre pathétique à ses amis de la Société évangélique. Valérie Boissier, comtesse Agénor de Gasparin (1813-1894), philanthrope genevoise bien connue (4), fait publier dans le Journal de Genève du 8 juillet 1859 l'appel que Dunant lance depuis Solferino, dont voici quelques lignes : « Depuis trois jours, je soigne les blessés de Solferino à Castiglione, et j'ai donné des soins à plus d'un millier de malheureux. Nous avons eu 40'000 blessés tant alliés qu'Autrichiens à cette terrible affaire. Les médecins sont insuffisants, j'ai dû les remplacer tant bien que mal, avec quelques femmes du pays et les prisonniers bien portants. (...) Je ne puis m'étendre sur ce que j'ai vu, mais encouragé par les bénédictions de centaines de pauvres malheureux mourants ou blessés, auxquels j'ai eu le bonheur de murmurer quelques paroles de paix, je m'adresse à vous pour vous supplier d'organiser une souscription ou tout au moins quelques dons à Genève pour cette œuvre chrétienne. » Avant même la publication du texte de Dunant dans la presse, les membres de la Société évangélique à qui il s'est adressé en premier lieu se mobilisent. Jean-Henri Merle d'Aubigné, professeur de la Faculté de théologie de l'Oratoire, saisissant l'occasion de l'assemblée générale de la Société évangélique, lance un appel pour la création d'un Comité pour les blessés. « Il faut des prières, il faut des hommes, il faut de l'argent », plaide Merle d'Aubigné. Il y a des gens fortunés parmi les membres de la Société évangélique : séance tenante, 2000 francs sont récoltés ! Et le lendemain, un comité d'action est mis sur pied, présidé par Adrien Naville. Il se voit chargé de gérer cet argent et d'envoyer des infirmiers sur les champs de bataille de Lombardie. Des volontaires s'annoncent, l'argent afflue, on prie, et quatre étudiants de la Faculté de théologie évangélique se mettent en route sans délai (5). Ils resteront sept semaines à Solferino, pansant les blessures, soutenant moralement et matériellement des multitudes de blessés entassés dans des ambulances de campagne, des fermes, des églises ; ils distribuent aussi des traités évangéliques, ce qui les conduit pour quelques jours en prison...
Cette réaction immédiate à l'appel de Dunant est le germe de la Croix-Rouge internationale qui sera fondée trois ans plus tard. On ne peut qu'être impressionné par le dynamisme et l'efficacité de ce groupe de chrétiens soucieux de mettre en pratique leurs convictions évangéliques ! Contrairement à certaines caricatures qu'on en a faites, le Réveil de Genève n'était pas une simple effusion sentimentale ou une crispation sur l'orthodoxie doctrinale.
Quant à Dunant, il se démène dès son retour – le 13 juillet – pour éviter que retombe l'élan de compassion suscité par son cri d'alarme. Membre de facto du Comité pour les blessés, il précise que cette œuvre, si elle a été inspirée par l'Evangile, ne doit pas devenir un instrument d'évangélisation. Pourtant Adrien Naville, dans son rapport d'activité du 1er septembre, rend compte de l'efficacité de la distribution des secours, remercie les donateurs (plus de 10 000 francs ont été rassemblés), et ne manque pas de souligner que cette entreprise fut l'occasion d'une large diffusion de l'Evangile.
Henry Dunant est convaincu que l'horreur qui a suivi la bataille de Solferino ne doit plus se reproduire et qu'il faut prendre des mesures pour anticiper de tels drames. Bientôt, il se met à sillonner l'Europe, mobilisant son énergie, son don de persuasion et son audace de visionnaire pour aller frapper aux portes des plus hauts personnages du continent, chefs d'Etat, princes, ministres, pour les convaincre que son projet n'est pas une utopie, mais une nécessité et une exigence découlant de l'éthique qui a façonné les nations civilisées. La réputation de Dunant le précède, car il a publié en 1862 son fameux Souvenir de Solferino, un petit livre de 70 pages poignant et persuasif, diffusé dans toutes les chancelleries d'Europe, auprès des écrivains, artistes et autres personnalités influentes.
Le Souvenir de Solferino
Le Souvenir de Solferino, dira Dunant, n'a pas de connotation religieuse explicite, étant destiné au public le plus large possible, quelle que soit sa position face à la foi chrétienne. Il écrira, au moment de la quatrième édition, quelques mois seulement après la première parution : « Je crois avoir bien fait d'éviter de donner à mon livre un caractère trop religieux, ou même protestant, car je vois que dans toute l'Europe on s'intéresse à cette idée de la création de sociétés de secours pour les blessés à former en temps de paix. » D'ailleurs, tout en étant fondée, puis dirigée durant plus d'un demi-siècle par des protestants de conviction évangélique, la Croix-Rouge s'est affirmée d'emblée comme un mouvement non confessionnel, laïc, dirions-nous aujourd'hui.
Dans la première partie de son ouvrage, Dunant décrit sans concession les horreurs de cette bataille. Voici quelques extraits significatifs des premières pages : « Des divisions entières mettent sac à terre pour pouvoir mieux se lancer sur l'ennemi, la baïonnette en avant. Chaque mamelon, chaque hauteur, chaque crête de rocher voit se livrer des combats opiniâtres ; ce sont des monceaux de morts sur les collines et dans les ravins. Autrichiens et alliés se foulent aux pieds, s'entretuent sur des cadavres sanglants, s'assomment à coups de crosse, se brisent le crâne, s'éventrent avec le sabre ou la baïonnette ; il n'y a plus de quartier, c'est une boucherie, un combat de bêtes féroces, furieuses et ivres de sang... L'artillerie se fraie une route à travers les cadavres et les blessés gisant indistinctement sur le sol : alors les cervelles jaillissent, les membres sont brisés et broyés, la terre s'abreuve de sang, et la plaine est jonchée de débris humains » (6). Dunant poursuit cette terrible description sur une trentaine de pages, déterminé à secouer l'indifférence de ses contemporains face au caractère inhumain de la guerre. Il faut cependant noter qu'il s'agit de témoignages qu'il a recueillis, puisqu'il n'était pas sur le champ de bataille le jour des combats. Il en eut cependant confirmation en s'y rendant le lendemain : « Celui qui parcourt cet immense théâtre des combats de la veille y rencontre à chaque pas, et au milieu d'une confusion sans pareille, des désespoirs inexprimables et des misères de tous genres. (...) En plusieurs endroits, les morts sont dépouillés par des voleurs, qui ne respectent pas des blessés même encore vivants ; les paysans lombards sont surtout avides de chaussures, qu'ils arrachent brutalement des pieds enflés des cadavres » (7).
Puis l'auteur raconte comment il a tenté d'organiser des secours, tant bien que mal, avec l'aide de la population des villages avoisinants : « Quoique chaque maison soit devenue une infirmerie, et que chaque famille ait assez à faire de soigner les officiers qu'elle a recueillis, j'avais néanmoins réussi, dès le dimanche matin, à réunir un certain nombre de femmes du peuple qui secondent de leur mieux les efforts qu'on fait pour venir au secours des blessés. (...) Les femmes de Castiglione, voyant que je ne fais aucune distinction de nationalité, suivent mon exemple en témoignant la même bienveillance à tous ces hommes d'origines si diverses, et qui leur sont tous également étrangers. 'Tutti fratelli', répétaient-elles avec émotion. Honneur à ces femmes, à ces jeunes filles de Castiglione ! Rien ne les a rebutées, lassées ou découragées » (8).
Après avoir captivé – ou même capturé ! – ses lecteurs, Dunant les sent mûrs pour recevoir les propositions concrètes qui, en trois pages percutantes, achèvent son ouvrage. Là encore, quelques extraits ne sont pas superflus : « Il faut des infirmiers et des infirmières volontaires, diligents, préparés ou initiés à cette œuvre, et qui reconnus et approuvés par les chefs des armées en campagne, soient facilités et soutenus dans leur mission. (...) Il y a donc là un appel à adresser, une supplique à présenter aux hommes de tout pays et de tout rang, aux puissants de ce monde comme aux plus modestes artisans, puisque tous peuvent, d'une manière ou d'une autre, chacun dans sa sphère et selon ses forces, concourir en quelque mesure à cette bonne œuvre. »