Maître assistant à l'Université de Lausanne, le sociologue Philippe Gonzalez, par ailleurs prédicateur laïc dans une Eglise mennonite, vient de publier une enquête sur la manière dont, en milieu évangélique, le discours autour des démons a quitté la sphère individuelle pour s'attacher à la sphère sociale et politique, au travers de ce qu'il est convenu d'appeler la « cartographie spirituelle ».
Son livre Que ton règne vienne. Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu a tout d'une enquête journalistique. Philippe Gonzalez part de modestes nouvelles qui parlent de l'évangélisation comme d'un combat contre Satan pour déboucher sur une rencontre, l'Appel Genève, qui a eu lieu en décembre 2012 et qui véhiculait des relents théocratiques nauséabonds.
De la démonologie classique...
Spécialiste des religions dans l'espace public, Philippe Gonzalez commence ses investigations par l'examen de courriels issus de milieux proches de l'Action biblique et qui rendent compte des avancées ou non de démarches d'évangélisation. Le « combat » est décrit en recourant à un vocabulaire qui évoque une lutte contre les forces du mal. Ces progrès sont vus à partir d'une vision dualiste du monde. Chaque avancée est une lutte contre l'ennemi et les nouveaux chrétiens sont soustraits à l'activité démoniaque. « Le vocabulaire guerrier traduit dès lors le 'combat spirituel' que les évangéliques livrent au 'démon' par la prière, car l'invocation de Dieu serait l'arme principale dont disposerait le chrétien pour défaire ce puissant 'adversaire', 'Satan' lui-même » (p. 60).
... à une démonologie socio-politique
Le sociologue considère cette manière de parler de délivrance comme la « démonologie » classique en vigueur en milieu évangélique. A partir de 1993 et de la sortie du deuxième recueil de chants de Jeunesse en mission (JEM 2), cette démonologie change. « La lutte contre les entités démoniaques ne se déroule plus dans les cieux, mais... sur la terre. L'imaginaire guerrier perd une part de sa dimension métaphorique et acquiert un sens nettement plus littéral... » Des chants comme « Prenons cette cité » (JEM 472) ou « Nous proclamons » (JEM 461), signés par l'Américain Rick Ridings et le Suisse Etienne Rochat, rendent compte d'un objectif de conquête qui a tout d'un « script de 'guerre sainte' dans la perspective d'une prise de pouvoir par les chrétiens sur la cité » (p. 69).
La thèse qui traverse toute l'enquête de Philippe Gonzalez est ainsi esquissée : le milieu évangélique dans sa veine charismatique est traversé par le désir de convertir l'ordre politique au christianisme par l'extension d'exorcismes ou de pratiques de délivrance à des réalités sociales et politiques. L'horizon envisagé est celui de la cité chrétienne. Des perspectives « théocratiques », menaçantes pour une société libérale, pluraliste et sécularisée, sont ainsi développées par de nombreux acteurs ou groupes de sensibilité charismatique.
L'Opération Josué
Philippe Gonzalez passe en revue sur plusieurs chapitres la manière dont cette pratique d'exorcisme d'entités sociales et politiques se développe en milieu évangélique suisse, mais aussi à l'étranger. Il présente d'abord l'« Opération Josué » qui, entre 1994 et 1998, a été organisée dans le cadre de l'Eglise évangélique libre de Genève (EELG). Il s'agissait pour certains pasteurs de cette Eglise d'organiser des soirées dans les cités et villages du canton pour y proclamer par la louange la Seigneurie de Jésus-Christ et y exorciser le passé et le présent de ces communes, en s'intéressant aux activités occultes qu'elles abriteraient.
Le sociologue analyse ensuite un culte de juin 2006 dans la Paroisse de la Rive-Droite de l'EELG. A cette occasion, une équipe de jeunes en formation dans le cadre d'une école de disciple témoigne de son engagement à prier pour Genève et à demander à Dieu un Réveil, une « nouvelle Réforme » qui n'aura rien à envier à ce qui s'est passé du temps de Calvin.
Dans son chapitre 4, Philippe Gonzalez présente les activités de Jean-Claude Chabloz, « intercesseur » au Palais fédéral depuis la fin des années 90. Pour le sociologue, les activités de ce pasteur de l'Eglise apostolique évangélique s'inscrivent dans une démarche de « combat spirituel » au service d'une christianisation des instances politiques fédérales.
Le document de Transvision « Que ton Royaume vienne »
Dans le chapitre suivant, le sociologue de l'Unil présente « Que ton Royaume vienne », un document publié en 2008 à l'occasion de Transvision, une grande rencontre de responsables évangéliques romands, qui a lieu tous les deux ans. Rédigé par Pierre Amey, Paul Hemes, deux anciens pasteurs réformés très actifs dans le milieu évangélique, et Thomas Weber, directeur de l'organisation para-ecclésiastique Campus pour Christ, ce document plaide pour un « Evangile du Royaume ». Il thématise « un rapport inédit (des évangéliques) à la société, afin d'endiguer le déclin des 'valeurs judéo-chrétiennes'. Il s'agit bien de s'opposer à la sécularisation et de peser tant au niveau 'social' que 'législatif' » (p. 180).
La mention d'une formule « N'est-ce pas l'occasion pour l'Eglise d'assumer son rôle prophétique dans la société et de se positionner à la tête et non à la queue (Deutéronome 28,13) ? » est l'indice pour Philippe Gonzalez d'une influence américaine qui revendique une hégémonie des évangéliques sur la société. Outre-Atlantique, ce combat spirituel est formalisé dans un discours autour des « 7 Montagnes de la culture » qu'il importerait d'influencer : les arts, les affaires, l'éducation, la famille, le gouvernement, les médias et la religion. Pour le sociologue, « il semble désormais évident que les élites charismatiques suisses romandes ont intégré, et cela depuis plusieurs années, le fait que les 'chrétiens' ont 'vocation' à peser sur la conduite des affaires publiques. (...) C'est donc bien un 'ordre' religieux particulier qu'il faudrait nécessairement étendre à tous, outrepassant les convictions des autres citoyens et niant le pluralisme le plus élémentaire, au motif que la Bible contiendrait le seul projet originel et véritable pour la conduite de toute société » (p. 185).
Prière pour la Suisse et C. Peter Wagner
Dans les chapitres suivants, Philippe Gonzalez présente les activités de l'association Prière pour la Suisse, aux forts relents nationalistes. Il s'attache aussi à la présentation des conceptions théologiques de C. Peter Wagner, ancien professeur à la Faculté de missiologie de Fuller aux Etats-Unis, qui est, avec d'autres, le théoricien de cette évolution du « combat spirituel ».
Le dernier chapitre retrace l'organisation à Genève d'une grande rencontre en décembre 2012 : The Call Geneva, l'Appel Genève. Sur invitation de pasteurs genevois et de responsables d'œuvres para-ecclésiastiques romandes, elle a vu arriver d'outre-Atlantique des « apôtres » comme Lou Engle, Stacey Campbell ou Dan Juster, qui plaident la mise en place d'une loi civile dans nos sociétés, qui soit conforme à la Loi de Dieu propre à l'Ancien Testament. A cent lieues de la législation d'un Etat de droit démocratique, pluraliste et libéral.
Dans ce contexte-là, Philippe Gonzalez met en avant le rôle de The Call en Ouganda. Influent dans ce pays, ce mouvement soutient des hommes politiques locaux et des pasteurs qui souhaitent instaurer des lois en vue de la criminalisation de l'homosexualité. Notamment l'homme d'Eglise Julius Oyet, qui s'est déclaré favorable à la peine de mort, ce qui serait cohérent avec la mise en place d'une nation chrétienne. « Au final, conclut le sociologue de l'Unil, l'Ouganda donne à voir le funeste prix à payer pour mettre en œuvre l'utopie d'une société où les chrétiens auraient conquis les 7 Montagnes... »
Quelle régulation en milieu évangélique ?
A la fin de son livre, Philippe Gonzalez pose la question de l'identité que les évangéliques souhaitent donner à leur mouvement. Notamment en les interrogeant sur le type de régulation qu'ils pratiquent. Pour le sociologue, des instances représentatives comme le Réseau évangélique, des théologiens ou les médias évangéliques se sont montrés incapables de mettre en cause ce glissement qui s'est opéré durant ces deux dernières décennies autour du « combat spirituel ». Il interroge aussi les pasteurs des Eglises qui, à son sens, trop accaparés par leur pastorat local, sont dépassés par des organismes para-ecclésiaux, souvent transnationaux, comme Prière pour la Suisse, Campus pour Christ, Jeunesse en mission.... Ces œuvres en dehors des fédérations d'Eglises, et donc non redevables à des institutions, fixent l'agenda spirituel et théologique des évangéliques romands. Souvent pour de bonnes choses, mais aussi parfois pour le pire !
Philippe Gonzalez termine son livre sur la place que notre société sécularisée devrait laisser à la religion. Il n'est partisan ni d'une pure et simple dérégulation, ni d'un soutien monopolistique de l'Etat à une religion. Pour lui, « la société devrait probablement soutenir des lieux et des acteurs favorisant la réflexivité au sein de ces communautés. (...) Comme pour l'économie, des régulations paraissent nécessaires » (p. 438s.).
Serge Carrel
Philippe Gonzalez, Que ton règne vienne. Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu, Genève, Labor et fides, 2014, 472 p.
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