Accusés de sorcellerie, des enfants de Kinshasa se retrouvent à la rue

lundi 11 septembre 2006 icon-comments 1
Le thème des enfants dits « sorciers » en République démocratique du Congo fait débat en Suisse romande actuellement. Notamment dans le cadre de l’émission « Les Zèbres » de Jean-Marc Richard sur La Première de la RSR. En août 2003, Serge Carrel publiait dans le journal « Vivre » un article sur ce grave problème social, à Kinshasa notamment. En mettant en ligne cet article aujourd'hui, nous espérons apporter un éclairage sur l’arrière-plan spirituel et économique qui préside à la stigmatisation de ces enfants. Parce que mettre en cause de manière unilatérale les Eglises évangéliques est un peu court dans cette question sociale importante !

« Je m’appelle Trésor. Ma maman est partie de la maison et mon papa n’a plus de travail. Je vis dans la rue. Et on dit que je suis « sorcier »… » A 10 ans, Trésor compte parmi les quelque 20'000 enfants de la rue de Kinshasa. De plus en plus nombreux, ces enfants qui pour les plus petits peuvent avoir 5 ou 6 ans, sont en rupture avec leur environnement familial. Soit parce que les parents ont été tués par la guerre qui ravage la République démocratique du Congo depuis 1998. Soit parce que la famille, suite à la disparition d’un des conjoints, s’est recomposée et ne parvient pas à intégrer tel ou tel enfant. Soit, plus prosaïquement, parce que les conditions économiques d’un couple ne lui permettent plus d’assumer une bouche de plus à nourrir.
A Kinshasa, on croise les enfants de la rue aux grands carrefours. Certains quémandent quelques pièces ou billets aux automobilistes. D’autres vivent de services rendus sur un marché de la capitale kinoise. D’autres encore donnent dans le chapardage, le vol et le brigandage.

ORPER, une ONG pour les enfants de la rue
Des associations tentent de venir en aide à ces enfants. Au nombre de celles-ci, l’Œuvre de reclassement et de protection pour les enfants de la rue (ORPER), une association fondée par Frank Roelants, un père catholique aujourd’hui décédé. Cette association anime différentes structures d’accueil à Kinshasa, en milieu fermé comme en milieu ouvert. Sur la commune de Kasavubu, ORPER propose aux enfants de la rue un centre ouvert. Quelque 200 garçons y passent chaque jour pour se laver, jouer avec une balançoire ou recevoir un repas : une bouillie de maïs agrémentée de quelques biscuits. Dans une pièce en dur, quelques lits à étages permettent un accueil des enfants malades. « Souvent ces enfants ont des problèmes de santé suite à des plaies qui s’infectent, explique Alphonse, l’un des permanents d’ORPER. Ils pensent que ces blessures bénignes vont guérir d’elles-mêmes. Ce qui est loin d’être le cas vu les conditions d’hygiène dans lesquelles ils vivent…»
Le nombre des enfants de la rue a passablement augmenté ces dernières années. Non seulement à cause de l’aggravation de la situation politique et économique en République démocratique du Congo, mais aussi à cause d’accusations de sorcellerie, portées contre les enfants eux-mêmes. Des accusations qu’alimente la prédication de certaines Eglises de réveil de Kinshasa, des communautés protestantes de sensibilité pentecôtiste.

4 enfants sur 5 sont dits « sorciers »
Selon les travailleurs sociaux qui tentent d’accompagner ces enfants et d’arrêter le développement de cette tragédie sociale, 4 enfants de la rue sur 5 se retrouvent dans cette situation à cause de l’accusation de « sorcellerie ». « Aujourd’hui, Kinshasa traverse une véritable psychose du diable, du mauvais esprit et de l’exorcisme ! » commente Alphonse, le permanent d’ORPER. Il explique que, dans la mentalité bantoue, la culture traditionnelle des habitants de la région de Kinshasa, tout ce qui arrive à un individu ou à une famille renvoie à une cause. La religiosité traditionnelle rattache cela aux agissements d’esprits maléfiques ou bénéfiques. « Autrefois, quand quelqu’un mourrait ou quand il arrivait un malheur à une famille, explique Alphonse, on rattachait cela à l’intervention d’une personne âgée que l’on qualifiait de « sorcier ». Aujourd’hui, à notre grande surprise, les choses ont changé. Ce sont les enfants que l’on accuse de sorcellerie et d’être sources de malheurs ! » De plus, si un enfant développe des comportements en rupture avec ce que l’on attend ordinairement de lui: faire pipi au lit, manger beaucoup, tenir tête et répondre aux adultes… il a toutes les chances de se faire taxer de « sorcier ». « Le plus grave, ajoute Alphonse, c’est que ces accusations sont confirmées par nombre de pasteurs. Ils qualifient certains enfants de « sorciers » et prétendent par la prière les délivrer de leurs comportements et du démon. »

Par un morceau de viande ou un bonbon
Romain est pasteur de l’Assemblée chrétienne témoin de Christ, une des nombreuses petites Eglises de réveil de la commune de Linguala dans le grand Kinshasa. Il consacre une bonne partie de son ministère pastoral aux enfants de la rue, et notamment à ceux « atteints de sorcellerie ». Selon lui et conformément à des croyances populaires congolaises, la sorcellerie s’attrape en mangeant un morceau de viande ou même un bonbon. Certains mets auraient été envoûtés par des sorciers et lorsque des enfants se les partagent, dans la cour de récréation par exemple, ils attrapent cette « sorcellerie ». Ils deviendraient ainsi les acteurs d’un monde onirique où ils infligent des malheurs à ceux qui les entourent. Le tout se passerait donc de nuit, au travers de rêves, et trouverait une concrétisation dans la vie quotidienne sous forme d’accident, de disparition d’argent, de maladie ou de décès.
« Pour moi, ce discours est une perversion du christianisme. Il n’a rien à voir avec l’Evangile, ni avec Jésus-Christ ! » Le père Zbigniew Orlikowski, rebaptisé père Zibi par les enfants de la rue, ne parvient pas à retenir sa colère. Le responsable polonais d’ORPER dénonce le discours de nombre d’Eglises de réveil. Il s’enflamme même contre ces « pasteurs autoproclamés et sans formation » qui donnent des réponses faciles à la misère des Congolais. « Je ne tiens pas à entrer dans le débat théologique avec eux, ajoute le père Zibi. Ce qui m’importe, c’est le sort réservé à ces enfants. Sous prétexte de sorcellerie, on les abandonne, on les maltraite, on les brûle, on les tue ! »

Des groupes de discussion des rêves
Le pasteur Massamba Ma Mpolo qui dessert une Eglise baptiste de la banlieue de Kinshasa, ne juge pas très féconde la critique rationnelle de la tragédie des enfants « sorciers ». Alarmé par l’évolution du phénomène, ce professeur à la Faculté de théologie protestante de Kinshasa considère que la détérioration des conditions économiques est pour beaucoup dans cette tragédie sociale. Il en appelle à une réflexion sur le monde des rêves et de l’irrationnel. « Ce que j’essaie de montrer aux partisans de l’explication des malheurs par la sorcellerie, explique-t-il, c’est qu’il n’y a pas qu’une explication à un problème. Il peut y en avoir deux, trois ou quatre. » Afin de casser les références systématiques à la sorcellerie, ce pasteur expérimenté a mis en place dans sa communauté des groupes de discussions des rêves et de l’irrationnel. L’occasion pour des parents congolais de découvrir par eux-mêmes que, derrière certaines attitudes d’enfants, il peut y avoir des problèmes relationnels ou psychologiques. Et que le diable ne se cache pas toujours où on le croit !

Serge Carrel

Cette enquête est la reprise d’un article paru en août 2003 dans le journal « Vivre ».

Ecouter l'émission "Tombouctou 52 jours" sur les enfants dits "sorciers" en République démocratique du Congo.

1 réaction

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