« Jésus était mort pour sceller sa doctrine et non pour ôter nos péchés » (1). Ces mots empruntés au pasteur et théologien suisse, Emile Guers (1794-1882), reflètent la ligne théologique de l’Eglise nationale protestante de Genève à l’aube du XIXe siècle. Le 3 mai 1817, la Vénérable Compagnie des pasteurs, le corps ecclésial en charge de cette Eglise, passe un traité qui interdit à tout pasteur de faire allusion à des dogmes « très controversés », tels que la Trinité ou encore la divinité du Christ, dans leurs prédications ou enseignement (2).
Rousseau et les « singuliers » pasteurs de Genève
L’Eglise nationale de Genève, profondément marquée par l’orthodoxie des XVIIe et XVIIIe siècles, adapte la foi chrétienne à la pensée intellectuelle du moment, qui, selon Emile Guers, est passablement influencée par Descartes (3). Les convictions protestantes sont dès lors réduites à rien de plus qu’à un système moral conservateur, qui trouve ses racines dans les principes d’enquête libre basée sur la méthode baconienne d’induction (4). Jean-Jacques Rousseau est connu pour avoir pointé du doigt une telle réduction des convictions protestantes. Dans ses Lettres écrites de la montagne, publiées en 1764, il affirme à propos des pasteurs de Genève : « On leur demande si Jésus-Christ est Dieu, ils n’osent répondre : on leur demande quels mystères ils admettent, ils n’osent répondre… Un philosophe jette sur eux un coup d’œil rapide ; il les pénètre, il les voit Ariens, Sociniens… Ce sont en vérité de singuliers gens que Messieurs vos Ministres ; on ne sait ni ce qu’ils croient ni ce qu’ils ne croient pas ; on ne sait pas même ce qu’ils font semblant de croire : leur seule manière d’établir leur foi est d’attaquer celle des autres » (5) !
Genève rejette les croyances évangéliques
C’est dans ce même contexte que la Confession helvétique postérieure datant de 1566 est abolie par l’Eglise nationale de Genève. Le catéchisme, hérité de la Réforme et de Calvin lui-même, est dès lors changé afin de s’accommoder aux écoles de pensée du moment. La liturgie est, elle aussi, dépouillée de toutes croyances évangéliques. Les hymnes n’y échappent pas. Emile Guers révèle que l’hymne « Jésus, le Dieu de gloire » devient dès lors « Jésus, le Roi de gloire ». Ainsi, il reflète le point de vue théologique de la Compagnie sur la Trinité et l’incarnation (6). Tous ces changements culminent avec la publication d’une nouvelle édition de la Bible en 1805, qui soutient les vues théologiques de la Compagnie.
Le Christ au centre du Réveil
Dans les années 1810 à 1820, un réveil se propage dans toute la Suisse romande, rassemblant les chrétiens autour d’une christologie haute (7). Les croyants, qu’ils soient de sensibilité piétiste et individuelle ou marqués par l’orthodoxie doctrinale, cherchent ensemble à réformer la foi chrétienne des individus, ainsi que sa pratique.
Après la chute du Premier Empire, qui libère la République de Genève de sa tutelle française en 1813, Genève devient membre de la Confédération suisse en 1815. Malgré son adhésion à la Confédération, le canton n’échappe pas à l’effondrement de l’économie napoléonienne, qui plonge la ville de Calvin dans une crise profonde. La classe sociale des prolétaires est celle qui en souffre le plus. Une pénurie nourrit les tensions sociales, qui trouvent de l’écho dans les milieux intellectuels. L’année 1816 connaît une profonde crise économique. On s’y référera comme à « l’année de la misère ». Vallouy, un pasteur du canton de Vaud, considère cette crise profonde comme un « motif puissant de revenir à Dieu, de se réveiller et de se relever d’entre les morts » (8).
La Société des amis et Jésus-Christ crucifié
Dans ce climat socio-politique, sur fond de libéralisme et de christianisme nominal grandissant au sein de l’Eglise nationale, un petit groupe crée en 1810 la Société des amis. Cette société trouve ses racines dans les mouvements morave et piétiste allemand (9). On rencontre au sein de ce groupe les figures principales du Réveil de Genève : Henri Empeytaz, Ami Bost, Henri Pyt et Emile Guers. A cause du manque de profondeur spirituelle des cultes, les membres de la Société cherchent à « s’édifier ensemble par la lecture de la Bible et de bons ouvrages religieux, par des entretiens pieux, par le chant des psaumes et des cantiques, et par la prière » (10). En enseignant les fondamentaux du christianisme, déformés par l’Eglise nationale, ils mettent l’accent sur la doctrine de la Trinité, la divinité du Christ et le salut par lui, et sur la seule grâce de Dieu. Emile Guers le souligne dans son livre :
Le motif qui nous rassemble est celui de nous encourager mutuellement à persister et à croître dans l’amour de Dieu et de notre Sauveur ; à vivre comme nous voudrions l’avoir fait au moment de la mort. Nous nous aidons dans ce travail par tous les moyens possibles, en nous soutenant les uns les autres… Sentant notre extrême faiblesse, l’état de corruption où nous sommes par nous-mêmes et le besoin que nous avons d’un Sauveur, nous ne voulons savoir autre chose que Jésus et Jésus crucifié. Fortifiés par ce divin Maître, nous espérons contribuer à l’édification de notre prochain. (11)
Le règlement castrateur du 3 mai 1817
La Vénérable Compagnie des pasteurs, menacée par une telle piété personnelle et par la proclamation de la divinité de Jésus-Christ, ordonne la dissolution de la Société en 1814, la même année où Ami Bost et Louis Gaussen, deux figures évangéliques du Réveil genevois, sont consacrés pasteurs dans l’Eglise nationale. Tous deux font face au formalisme ecclésiastique de la Compagnie, qui s’oppose aux initiatives les plus bénignes des deux pasteurs orthodoxes, afin d’« étouffer dans son germe toute jeune vie évangélique » (12). C’est le tract d’Henri Empeytaz, écrit en novembre 1816 – exilé volontaire, il avait rejoint une communauté piétiste en Allemagne –, qui joue un rôle clé et qui conduisent les figures évangéliques du canton de Genève à prêcher hardiment l’Evangile du Christ. Dans les Considérations sur la divinité de Jésus-Christ (13) adressées aux étudiants en théologie de Genève, Empeytaz dénonce l’incapacité des professeurs à proclamer la divinité du Christ, ainsi que leur théologie « hérétique ». Tous les étudiants en théologie sont scandalisés par le tract et montrent leur soutien aux membres de la faculté, à l’exception d’Henri Pyt et d’Emile Guers. De plus, l’enseignement christocentrique d’évangélistes étrangers comme Richard Wilcox et Robert Haldane, qui se sont arrêtés à Genève avec l’intention d’y prêcher l’Evangile, conduit la Compagnie à écrire le traité du 3 mai 1817. Ce règlement affirme que les pasteurs de l’Eglise de Genève doivent s’abstenir d’affirmer leur point de vue sur « la manière dont la nature divine est unie à la personne de Jésus-Christ », « sur le péché originel », « sur la manière dont la grâce opère », et « sur la prédestination. »
Les « réveillés » et la première Eglise genevoise indépendante
Le 18 mai, 1817, le petit groupe de « réveillés » de Genève prend la décision douloureuse de quitter l’Eglise nationale. Ils sont forcés à la séparation par les mesures répressives du règlement de la Compagnie, qui avait fermé sa chaire à la « libre prédication de la divinité du Rédempteur, de la Chute de l’homme, de sa Régénération par le Saint-Esprit, [et] du Salut gratuit » (14). C’est ainsi que la première Eglise protestante indépendante, ancêtre de l’Eglise évangélique de la Pélisserie (FREE), voit le jour à Genève, le 23 août 1817, avec Emile Guers et Henri Pyt en premières lignes (15).
Antje Carrel