« La Tunisie est le premier pays qui a fait la révolution et il sera inch’allah le premier pays qui appliquera la charia islamique », a déclaré mercredi 15 février à Tunis le prédicateur salafiste égyptien Wajdi Ghonim sur les ondes de la radio islamique Zitouna. Invité par des associations islamistes tunisiennes, il a martelé : « Les gens en Egypte et en Tunisie ont voté pour la religion, ils veulent l’islam, ils veulent la religion. » Deux jours plus tôt, dans un de ses prêches de la capitale tunisienne, il avait fustigé « les libéraux, les laïcs et ceux qui détestent la religion » et dénoncé « les apostats »*.
Sous l’ancien dictateur Zine El-Abidine Ben Ali, pareil discours n’aurait pu être tenu : les associations islamistes intégristes étaient interdites et plusieurs salafistes emprisonnés. Avec la révolution du 14 janvier 2011, un vent de liberté souffle sur le peuple tunisien et si les gens osent enfin s’exprimer, force est de constater que c’est aussi le cas des plus radicaux.
La venue de Wajdi Ghonim et ses discours ont d’ailleurs capté l’attention de milliers de personnes tout en provoquant un tollé : « Il a prôné une Tunisie islamique, justifié les violences contre les femmes, vanté en grande pompe le djihad, et parlé comme si nous étions en guerre », s’est indignée une avocate qui a déposé une plainte contre lui.
Religion instrumentalisée
« Les salafistes sont en train d’instrumentaliser la religion, c’est une autre forme de dictature, commente Narjess Loukil, pharmacienne de profession, et responsable des relations publiques au sein de la toute nouvelle Ligue des électrices tunisiennes. Juste après la révolution, moi qui suis active dans un quartier populaire, j’ai reçu la visite d’un salafiste qui a menacé de saccager mon officine juste parce qu’il y avait une affiche sur laquelle une femme correctement vêtue présentait des produits cosmétiques. Cela fait peur. Nous, les femmes, nous craignons de perdre nos acquis. Des enseignantes ont été harcelées et agressées, une professeure de dessin a été prise à partie parce que sa discipline est un ‘péché’. » S’il est vrai que la démocratie est un concept nouveau et que le peuple tunisien a vécu dans l’analphabétisme politique, il nous faut aujourd’hui du temps et le courage de nous battre pour préserver nos droits, ajoute-t-elle.
Sur l’avenue Habib Bourguiba, au centre de Tunis, théâtre de la révolution de janvier 2011, la cathédrale de Tunis fait face à des graffitis : « Vive la Tunisie libre et démocratique ». Le curé Ramon Echeverria, tout comme son collègue William Brown, pasteur de l’Eglise réformée de Tunis, disent ne pas craindre de persécutions à l’égard de la minorité chrétienne, qui rassemble 1% de la population. « Depuis la révolution, on voit plus de barbus, plus de voiles et de niqabs », concède pourtant William Brown. Est-ce que ces signes extérieurs signifient davantage de libertés sur le plan religieux ? « Nous nous posons la même question. Nous sommes dans une période de transition. Les extrémistes sont plus visibles qu’avant, mais pas majoritaires. » A ses côtés, une expatriée depuis plus de 30 ans sur place ajoute : « Certains jours je me dis que cela risque d’aller très mal, et puis certains jours, je me dis que les extrémistes n’auront pas le dernier mot. Et je prie pour que le pays ne tombe pas dans la violence religieuse. »
Menaces aux portes des Eglises évangéliques
Les fidèles des Eglises officielles rassemblent une grande majorité d’expatriés, notamment africains. Mais des Tunisiens chrétiens existent pourtant. Farah, 21 ans, est étudiante en gestion des affaires. Convertie à la foi chrétienne depuis 3 ans, elle répond calmement aux questions à l’abri d’une voiture. Syrienne d’origine, elle dit avoir grandi dans un foyer athée. « Après avoir réfléchi, j’ai découvert dans la religion chrétienne ce qui répondait à mes aspirations. Je suis hémiplégique. Jésus-Christ n’aime pas que je sois malade. Il pleure à cause de ma maladie et se réjouit de mes succès. » Membre d’une Eglise évangélique d’une trentaine de membres, elle indique que des salafistes se tiennent à l’entrée de leur lieu de rassemblement : « Ils connaissent chacun de nos noms. Ils essaient d’abord de discuter avec nous. Puis ils nous insultent et nous menacent. C’est assez effrayant. Mais je prie tous les matins pour la Tunisie et nous prions en Eglise pour notre pays. Nous pensons que nous sommes plus forts en Jésus-Christ que leurs menaces. C’est le défi dans lequel nous vivons. »
Un pasteur tunisien qui réunit tous les samedis entre 60 et 120 personnes à l’Eglise réformée de la capitale ne veut pas répondre au micro ni être pris en photo. « Par principe », dit-il. Il explique pourtant que le Tunisien qui choisit d’être chrétien en a évalué le coût. En termes de rejet et de persécution. Pour cet homme qui est professeur de philosophie à l’Université de la capitale, la révolution a créé un sentiment d’insécurité, mais la Tunisie reste une terre de coexistence entre différentes religions, et il y a d’autres défis, notamment économiques, qui posent davantage problèmes aujourd’hui que la liberté religieuse.
« C’est la galère totale »
Dans un café de Ben Arous, la banlieue de Tunis, Walid Mahjoubi, un musulman non pratiquant à la tête d’une société de transport, fulmine : « Sous Ben Ali, c’était bien. Même si c’était un voleur. Maintenant, la galère est totale. Beaucoup de sociétés ont fermé. On a deux fois plus de chômeurs. La liberté est devenue le cauchemar des Tunisiens. Nous ne sommes pas des Européens. On ne connaît pas les limites de la liberté. Wajdi Ghonim, ce citoyen égyptien qui est venu à Tunis, a dit qu’on pouvait faire des mutilations sexuelles aux femmes, c’est n’importe quoi ! Moi, j’ai des amis juifs, des amis catholiques. Maintenant, ils ont peur. Ils ont enlevé la croix qu’ils avaient autour du cou. C’est un retour en arrière. » A évoquer le parti islamique Ennahda, grand vainqueur des élections d’octobre dernier, il estime qu’on ne peut « donner les clés du pays à des personnes qui ont passé la moitié de leur vie en prison sous Ben Ali. » Et aussi que c’est Ennahda qui a permis le grand retour des salafistes.
Au quartier général d’Ennahda qui compte 90 sièges sur 217 au Parlement tunisien, Farid Jbeli, attaché de presse de Rached Ghanoushi, chef du parti, se veut rassurant : « Nous gouvernons à 3 avec le CPR (ndlr : Congrès pour la République de Moncef Marzouki, nouveau président de la République tunisienne) et Ettakol (ndlr : parti de centre gauche). Nos priorités sont le chômage, la sécurité, l’économie et l’image de marque de la Tunisie après 50 ans de dictature. Les salafistes sont avant tout des citoyens tunisiens, des musulmans, mais ils ne font pas partie d’Ennahda, car notre parti adopte un chemin modéré de l’islam, jusque dans sa vision des autres croyants, qu’ils soient catholiques ou juifs. Comprenez : Ennahda accepte toute autre idéologie. » A propos de Wajdi Ghonim, il indique encore que chaque imam a sa vision et qu’il peut la faire valoir dans l’exercice démocratique. « Je ne suis pas allé l’écouter, Je ne partage pas ses idées et le parti Ennahda non plus. Mais on ne peut diaboliser une idéologie. On nous a diabolisés sous Ben Ali. On ne veut pas faire la même chose ! »
Gabrielle Desarzens
* In Le Nouvel Observateur du 15.02.2012
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