Une sociologue française, d’origine algérienne et musulmane, vient de publier un livre sur le développement de la présence protestante et évangélique dans le monde arabe. Fatiha Kaouès publie Convertir le monde arabe: l’offensive évangélique (1), un ouvrage écrit par une observatrice de terrain qui a séjourné dans les trois pays qui sont l’objet de son analyse : le Liban, l’Egypte et l’Algérie.
Historique, sociologique et politique
Dans une première partie, Fatiha Kaouès raconte l’histoire de la présence protestante dans le monde arabe, en la faisant débuter par l’initiative du Conseil américain des missions étrangères en 1819 qui souhaitait « travailler à l’évangélisation des peuples musulmans, chrétiens et juifs sur les terres de la Bible » (2). La sociologue française poursuit avec une enquête de terrain intitulée « Les évangéliques à l’offensive ». Elle nous emmène à la rencontre de différents acteurs, associations et individus, qu’elle a eu l’occasion de rencontrer au Liban, en Egypte et en Algérie.
Dans une troisième partie, Fatiha Kaouès propose une dizaine de récits de conversion de musulmans devenus protestants évangéliques, parmi les quelque 200 personnes rencontrées entre 2010 et 2017.
La sociologue poursuit avec une quatrième partie consacrée aux enjeux politiques que représentent ces conversions au christianisme dans des sociétés marquées par l’islam comme religion d’Etat. Ces conversions, explique-t-elle, « remettent en cause les modes de construction d’une élite politique qui emprunte à l’islam l’essentiel de ses référents… l’ordonnancement juridique de la vie sociale et au-delà la psychologie collective de la société… » (3).
Dans la dernière partie de Convertir le monde arabe, intitulée « Les évangéliques américains, l’islam et les convertis », Fatiha Kaouès présente quelques « acteurs » du débat sur l’islam parmi les chrétiens évangéliques en Amérique du Nord. Des noms inconnus dans le monde francophone sont mentionnés comme John Hagee, pasteur de l’Eglise Cornerstone de San Antonio et dirigeant de l’association Chrétiens unis pour Israël, comme celui de la Libano-Américaine Brigitte Gabriel, qui dirige le Congrès américain pour la vérité, comme celui des deux frères Caner, Emir et Ergun Mehemet… Tous ont en commun de propager une vision très négative de l’islam.
Affiner la perception de la liberté religieuse dans les pays arabo-musulmans
Disons-le tout net : le travail effectué par cette sociologue à l’aise dans les mondes arabophone, anglophone et francophone est remarquable. Il permet au lecteur de bénéficier d’une approche bien informée des cultures et de l’actualité religieuses des pays arabophones, anglophones et francophones. A notre sens, il y a là quelque chose d’unique qui doit être salué !
Reconnaissance aussi à Fatiha Kaouès d’avoir consacré plusieurs années à cette étude en prise avec le terrain. Ce faisant, elle pose dans l’espace public une question fondamentale pour toutes nos sociétés : celle de la liberté de conscience et de religion, ainsi que celle de changer de religion. Souvent les chrétiens évangéliques ont dans ce domaine une perception unilatérale et tronquée des pays où l’islam est religion d’Etat. Avec à-propos, la sociologue française souligne que les situations sont diverses et que, sous couvert d’une vision négative de nombre de pays arabo-musulmans, les évangéliques et d’autres ne perçoivent pas l’ampleur de la liberté religieuse laissée à nombre de citoyens des pays arabes. Toutefois, une extension de l’examen des convertis au protestantisme évangélique provenant d’autres pays, comme la Tunisie, le Maroc, la Jordanie ou… l’Arabie saoudite, aurait permis à l’auteur d’être moins « enthousiaste » par rapport à la liberté religieuse qui prévaut dans les pays du sud de la Méditerranée notamment.
Une mission protestante longtemps en échec !
Le parcours historique et quasi journalistique pour la période contemporaine autour de la mission protestante en pays arabes donne à voir les raisons d’un certain échec qui a prévalu longtemps. Le nombre de convertis issus des milieux musulmans a été très faible jusque dans les années 1980 à cause notamment du prix à payer par rapport à leur famille et à la société. Depuis, la situation a évolué et le nombre de convertis a augmenté de façon signifiante – l’auteur indique le chiffre de 80'000 protestants évangéliques en Algérie. « Les succès actuels des conversions au Moyen-Orient, qui tranchent avec les échecs retentissants du passé, manifestent en premier lieu le succès des nouvelles formes contextualisées d’évangélisation… En d’autres termes, les organisations missionnaires évangéliques s’appuient de plus en plus sur des autochtones : ces derniers partagent avec les cibles de leur prédication la même langue, la même culture et la même histoire et peuvent se montrer très efficaces » (4).
Par ailleurs, en se livrant dans la quatrième partie de son livre à une analyse plus fine des conversions en Algérie, en Egypte et au Liban, Fatiha Kaouès permet de faire le point sur des situations qui évoluent rapidement, de voir en quelques années des évolutions se dessiner et l’arrière-plan des attitudes d’autorités politiques parfois très méfiantes – pour ne pas dire plus ! – par rapport aux chrétiens évangéliques. Son analyse de la situation algérienne où le christianisme évangélique serait passé en quelques années de la confrontation à une certaine normalisation grâce à l’inscription des libertés religieuses dans la Constitution le 7 février 2016, permet à toutes les personnes intéressées de mettre à jour leur information.
Une titraille par trop sensationnaliste !
Ce livre n’échappe toutefois pas à quelques critiques. Tout d’abord son titre Convertir le monde arabe: l’offensive évangélique a des relents de compétition, voire de guerre ! qui n’ont pas lieu d’être. Alors certes, nombre d’auteurs, journalistes ou sociologues, étudiant le monde évangélique donnent actuellement dans de telles métaphores (5), mais ce n’est pas une raison. Et ce d’autant plus que les moyens mis en œuvre par les évangéliques pour le témoignage chrétien dans le monde arabe demeurent modestes, par rapport aux soutiens de certaines pétromonarchies pour la construction de mosquées ou centres islamiques de par le monde !
Pluralisme religieux et islamophobie : des concepts à préciser !
Sur le fond, des concepts sociologiques comme « pluralisme religieux » ou « islamophobie » mériteraient d’être plus clairement précisés. Par rapport au pluralisme religieux, Fatiha Kaouès confond pluralisme religieux et société pluraliste. Elle mélange les niveaux théologique et socio-politique. Dans plusieurs passages (6), elle affirme que les évangéliques refusent le pluralisme religieux. Alors certes, ils ont une vision exclusive de la Vérité chrétienne, mais jamais ils ne s’opposent à l’expression de la pluralité des idées religieuses dans l’espace public. Dans nombre de sociétés occidentales, en Suisse ou aux Etats-Unis par exemple, les évangéliques ont été les artisans du refus tant de la religion d’Etat que du recouvrement entre citoyenneté et appartenance à une communauté religieuse. Il suffit pour cela de penser au baptiste Roger Williams (1603-1683) (7), pionnier de la liberté de conscience dans l’Etat de Rhode-Island aux Etats-Unis, ou à Alexandre Vinet, défenseur des partisans du Réveil de Genève et de la liberté de culte dans le Pays de Vaud en Suisse au début du XIXe siècle, contre le monopole de l’Eglise réformée en place (8).
Dans plusieurs passages, la sociologue française évoque l’islamophobie de nombre d’évangéliques. Encore une fois, ce concept « fourre-tout » ne fait pas la part des choses. Il est clair que, pour les évangéliques, la religion musulmane est une « hérésie », elle qui nie le centre du christianisme : la mort de Jésus à la croix. Par conséquent, le débat d’idées sera marqué par une franche opposition. Mais cette opposition se manifeste dans le débat idéologique, non au niveau des personnes ou au plan socio-politique.
Tous les évangéliques ne sont pas sionistes !
Enfin le propos de la sociologue sur le sionisme évangélique et son incidence sur les relations musulmans-évangéliques montre bien combien un « certain aveuglement » à l’endroit d’Israël constitue un obstacle à l’annonce de l’Evangile aux musulmans. Toutefois, le propos est trop simpliste. Tous les évangéliques ne sont pas sionistes. De plus, tous ne considèrent pas l’islam comme l’antéchrist. On peut comprendre que ces propos tenus par certains évangéliques aient pu choquer quelqu’un de tradition musulmane, mais l’enquête devrait s’étendre et toucher entre autres des théologiens beaucoup plus représentatifs comme le pentecôtiste Miroslav Volf, très impliqué dans le dialogue islamo-chrétien « Une parole entre vous et nous » avec sa « Réponse de Yale » (9).
Malgré ces quelques bémols, ce livre est à saluer. Il permet d’intensifier la discussion sur une question difficile que la mondialisation de nos sociétés rendra encore plus brûlante. La liberté religieuse et le droit de changer de religion constituent un droit humain fondamental que ce livre contribue à promouvoir dans le monde arabe et ailleurs.
Serge Carrel
Fatiha Kaouès, Convertir le monde arabe. L’offensive évangélique, avec une préface d’Olivier Roy, Paris, CNRS Editions, 2018, 240 p.
Notes