« Pardonne-nous nos offenses, comme nous aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » (Mt 6.12 et aussi : Ep 4.32). Cette invitation au pardon est thérapeutique. La psychologie contemporaine l'a reprise en parlant d'« exonération » ou de « lâcher-prise ». Cette exhortation nous concerne tous, car d'une manière ou d'une autre, nous avons tous été blessés par autrui. Le pardon partagé est une source de vie et de bénédiction. Dieu nous a accordé son pardon en Jésus-Christ. Il nous invite à faire de même envers tous ceux qui nous ont offensés.
Trop souvent, on ne considère la question du pardon que sous l'angle d'une injonction morale, d'un devoir d'obéissance. Il « faut » pardonner. Vu de cette manière, le pardon est alors difficile à vivre. Aussi, il est utile de repérer les enjeux de la démarche du pardon pour mieux s'y engager. On peut repérer 12 étapes qui jalonnent cette démarche. Ces étapes ne sont pas nécessairement chronologiques ni contraignantes.
1. Décider de ne pas se venger et faire cesser toute offense
Se venger est un réflexe naturel souvent évoqué dans la Bible (Gn 4.13-15, 24). Celle-ci cherche précisément à y mettre une limite (Ex 21.23 ou Ro 12.19). La vengeance donne l'impression de rétablir la justice. Elle soulage temporairement la souffrance intérieure. Mais c'est une illusion, car la vengeance est destructrice. Elle fracture les relations et lèse l'offensé autant que l'offenseur. En imitant l'offenseur, l'offensé se rend réellement coupable. La vengeance fixe l'attention sur le passé. Le présent n'a pas d'espace et l'avenir est vide. Les représailles avivent la blessure. Se venger, c'est vouloir faire subir à l'offenseur le même mal qu'il a commis. La vengeance enferme donc l'offensé dans le comportement qu'il réprouve ! Par ailleurs, il est nécessaire de faire cesser les gestes offensants. C'est le préalable au pardon. Cela demande du courage, parfois même des démarches difficiles : appeler la police, faire intervenir la justice, etc.
2. Reconnaître sa blessure et sa pauvreté intérieure
Nier la souffrance ressentie ou la minimiser est un mécanisme de défense psychologique souvent mis en place lors d'une agression (voir Ps 109.22). On invente toutes sortes de fausses excuses, on gomme le conflit pour arriver à un pardon rapide et superficiel. Or, si on ne peut pas reconnaître sa souffrance, on ne peut pas vraiment atteindre le pardon, car toute l'énergie est engagée dans le combat du déni de cette souffrance.
L'offense produit un sentiment d'humiliation et de honte. Elle fait découvrir combien on est vulnérable et fragile. Il est important de reconnaître ces sentiments pour les accepter, les apprivoiser afin, ensuite, de les dépasser. En général, ils se camouflent sous la colère, la volonté de puissance, le rigorisme moral, le perfectionnisme ou le complexe d'être l'éternelle victime. Prendre conscience des sentiments produits par nos blessures permet d'éviter les généralisations fuyantes ou les accusations destructrices. Il est plus utile de reconnaître sa souffrance que d'accuser autrui des malheurs qui nous arrivent. Il ne s'agit pas de s'apitoyer sur nos peines, encore moins de les justifier, mais d'en prendre conscience pour les abandonner.
3. Partager sa blessure avec quelqu'un
Quelqu'un qui a été blessé développe un sentiment de solitude. Dire sa blessure à un ami, c'est la revivre plus calmement (« Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi de Christ », Ga 6.2). Certes, cela fait remonter de la colère, mais dans une moindre mesure. Cela permet de prendre conscience de ses émotions, de revivre son drame dans un contexte plus sécurisant, en prenant de la distance. La perception de l'offense, de la peine et de l'offenseur vont changer. Ils apparaîtront moins menaçants et plus supportables.
4. Bien identifier sa perte pour en faire le deuil
Une offense – un abus, un manque d'amour, des sévices, le rejet, un deuil, etc. – donne l'impression que toute la vie est contaminée, altérée, gâchée. L'offensé a le sentiment qu’il n'est plus capable d'être aimé ou de pouvoir aimer. Il n'arrivera jamais à réussir, à s'épanouir (« Je disais, dans ma précipitation : Je suis chassé loin de tes yeux ! Mais tu as entendu mes supplications… », Ps 31.22). Or rien n'est moins sûr. On est souvent plus blessé par sa propre interprétation d'un événement douloureux que par l'événement lui-même. Aussi faut-il faire un inventaire précis des pertes réelles causées par l'offense : mise en cause de notre capacité professionnelle – rupture d'une relation – etc. Cela permet d'identifier les champs de notre existence sociale, relationnelle, affective qui n'ont pas été contaminés par l'offense. Toute la personne de l'offensé(e) n'est pas atteinte par l'offense : « J'ai été licencié injustement » mais « Je ne suis pas inapte au travail » ; « J'ai été abandonné(e) » mais « Je suis encore capable de reconstruire une relation ».
5. Accepter sa colère et son envie de se venger
La colère fait peur. On a peur de sa propre violence et de celle des autres. Aussi on cherche à l'étouffer, à la refouler… au risque de se mentir à soi-même et de transformer cette colère en ressentiment. Une colère réprimée ressort toujours d'une manière détournée. La colère est une réaction normale à une injustice. Accueillir sa colère est un geste d'authenticité, un moyen d'être en relation, en lien avec soi-même. Ne trouve-t-on pas dans les Psaumes l’expression d’une telle colère : « Eternel, n’aurais-je pas de la haine pour ceux qui te haïssent, du dégoût pour ceux qui s’élèvent contre toi? Je les hais d’une parfaite haine; ils sont pour moi des ennemis » (Ps 139.21-22) ? Accueillir sa colère permet de la laisser monter afin de l'apprivoiser et de lui trouver un exutoire socialement et relationnellement acceptable.
6. Se pardonner à soi-même, accepter ses limites
Se pardonner à soi-même est une étape sur le chemin du pardon et de la guérison intérieure. Tous les efforts déployés à vouloir pardonner à l'autre sont neutralisés si nous ne nous acceptons pas tels que nous sommes (« Tu aimeras ton prochain comme toi-même », Lé 19.18). Il convient de cesser de s'accuser soi-même de tous les reproches que l'on pourrait se faire : « J'ai brisé ma famille, j'ai été naïf, je m'imaginais que j'aurais pu changer mon mari, je suis fâché contre moi d'avoir fait confiance… » Les sources de l'hostilité contre soi sont multiples: 1. Le moi idéal, nos rêves d'un bonheur et d'une perfection absolue. 2. Les messages négatifs reçus de nos parents ou de toute personne signifiante : « Tu es bon à rien, tu ne réussiras jamais… » Messages verbaux ou non, paroles désobligeantes, gestes d'impatience, agressivité, jugements malveillants… 3. Les attaques de notre « ombre intérieure ». Cette « ombre » est constituée de tout notre potentiel humain et spirituel qui a été refoulé pour nous permettre d'être acceptés par notre entourage. En période de crise, cette « ombre » se retourne contre nous et nous attaque sous forme d'une auto-accusation maladive.
Accepter concrètement nos limites et consentir à ce que nous sommes, est un grand pas dans la voie de la santé psychique et spirituelle. Pardonner permet de « laisser aller » les griefs à l'égard d'autrui et de soi-même. Tout ce que je retiens m'enferme. Une offense gardée est corrosive, elle ronge. Une offense abandonnée ouvre à la consolation.
7. Essayer de comprendre son offenseur
Comprendre l'offenseur ne signifie pas l'excuser… encore moins le disculper. Comprendre l'offenseur, c'est découvrir la logique de son comportement (sa logique à lui!). Il perd alors ce côté menaçant d'être l'incarnation du mal, exécrable, dangereux, irresponsable (« Mais moi, je vous dis : Aimez vos ennemis », Mt 5.44). Face à un mal absolu, on ne peut avoir qu'une réaction dans l'absolu, violente et sans nuance. Condamner autrui sans mesure, c'est rendre absolue une situation qui n'est que relative, c'est s'aveugler sur ses propres fautes, manquer d'objectivité, bloquer toute évolution. Certaines choses que nous reprochons à autrui correspondent parfois à un aspect de notre personnalité, une part de nous-mêmes que nous refusons de reconnaître. L'offenseur est alors un écran sur lequel sont projetées ces réalités pénibles à regarder. Il nous renvoie ces parties mal aimées de nous-mêmes qui constituent notre ombre. Aimer ses ennemis, c'est accueillir sa propre ombre. Comprendre, c'est « prendre avec » en acceptant de ne pas tout comprendre !
8. Trouver dans sa vie un sens à sa blessure
Il s'agit de découvrir un sens positif à l'offense reçue. Comment se servir de cet échec à son avantage pour grandir, s'enrichir, avancer… au lieu de s'apitoyer sur soi-même (« Nous savons, du reste, que toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu », Ro 8.28). Il y a du bon à espérer de chaque malheur. Il y a des acquis possibles à trouver dans chaque perte, dans chaque offense : mieux se connaître ; acquérir plus de liberté intérieure ; moins dépendre de la considération et de l'amour des autres ; apprendre à dire non, à mieux se défendre, à mesurer sa confiance ; avoir plus de compassion pour les autres offensés ; ne plus se positionner en sauveteur, en victime, en persécuteur, en donneur de leçons…
9. Se savoir digne de pardon, s'ouvrir à la grâce de pardonner
On ne peut pardonner que si on se sait pardonné. On peut aimer, car Dieu nous aime. Le pardon est d'abord un don de Dieu : « C’est lui qui pardonne entièrement ta faute et guérit tous tes maux » (Ps 103.3). Se sentir pardonné du pardon de Dieu est une expérience d'une grande profondeur. Pardonné de ses laideurs, de ses défauts, de ses insuccès, de ses attitudes et gestes malveillants. Cette expérience rejoint le MOI le plus profond. Le pardon que nous offrons aux autres se construit sur cette expérience. « Soyez donc miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux » (Lc 6.36)
Il est nécessaire de travailler sur nos représentations de Dieu. Qui est Dieu pour nous? Un Dieu justicier, vengeur, inquisiteur, punisseur, un Dieu qui nous épie pour nous accuser ou un Dieu d'amour, de miséricorde et de bienveillance? On ne réussira jamais à pardonner vraiment si on n'est pas d'abord entré en relation avec la miséricorde infinie de Dieu.
10. Renoncer à forcer l'offenseur à la justice
L'ivraie et le bon grain se côtoieront en nous et autour de nous jusqu'à la pleine manifestation du Royaume de Dieu. Même si nous sommes sincères dans notre désir de restaurer une relation de justice, de pardon et de vérité, nous ne pouvons pas forcer autrui à partager ce désir. Nous sommes impuissants face à la détermination d'autrui. Aussi le pardon ne prétend pas résoudre le différend. Il accepte son caractère insurmontable (« Seigneur…, veux-tu que nous allions arracher l'ivraie ? Non, dit-il, de peur qu’en ramassant l’ivraie vous ne déraciniez le blé avec elle », Mt 13.27-30). Le pardon permet alors de faire coexister des points de vue antagonistes, car il se construit sur la volonté de renoncer à prétendre que chacun possède l'interprétation juste, le regard objectif sur la crise.
11. S'ouvrir à un nouvel attachement, à un nouveau projet
La vie ne s'achève pas, elle n'est pas engloutie par l'offense subie. La fracture, aussi grave soit-elle, un deuil, un divorce, etc. n'épuise pas la vie. La vie reste vivante, souveraine et dynamique. Elle offre toujours des opportunités prometteuses qui invitent l'offensé à entrer dans de nouveaux projets. Il est possible d'attacher son cœur à un nouvel engagement, à de nouvelles relations. Ce nouvel attachement ne va pas justifier l'offense, la faire disparaître et supprimer la peine ressentie, mais il va permettre d'en relativiser la portée. Il va révéler que l'offense n'a pas fracturé toutes les potentialités de la victime et va donner à l'offensé espérance, force et courage (« Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature », 2Co 5.17-18).
12. Décider de mettre fin à la relation ou vouloir la renouveler
Il ne faut pas confondre pardon et réconciliation. Il est souhaitable que le pardon conduise à la réconciliation, mais ce n'est pas automatique (« S’il est possible, pour autant que cela dépende de vous, vivez en paix avec tous les hommes », Ro 12.18). Si pardonner imposait de renouer des relations avec l'offenseur, alors que celui-ci n'a pas changé de comportement, l'offensé ne pourrait pas pardonner par peur de subir les mêmes souffrances que précédemment. D'autre part, même lorsque la réconciliation est possible, il ne faut pas s'imaginer que la relation va être semblable à celle d'avant l'offense. Elle peut parfois être meilleure lorsque les 2 parties découvrent la joie de renouer des relations plus profondes qu'avant, car enracinées dans la miséricorde de Dieu. Mais il est aussi possible qu'après une grave offense on ne puisse pas reprendre la relation passée, pour la simple raison qu'elle n'existe plus. On ne peut que lui donner une autre forme.
La réconciliation avec l'offenseur est impossible : 1. Lorsqu'il est inconnu, décédé ou absent. 2. Lorsque l'agresseur est violent, abuseur, pervers, manipulateur, sans scrupule. 3. Lorsque l'offenseur refuse de se repentir, ne reconnaît pas son offense et ne la répare pas.
Dans l'évangile de Luc, Jésus relie explicitement la réconciliation à la repentance de l'offenseur : « Si ton frère a péché, reprends-le ; et, s’il se repent, pardonne-lui. Et s’il a péché contre toi sept fois dans un jour et que sept fois il revienne à toi, disant, "Je me repens", tu lui pardonneras » (Lc 17.3-4).
Cependant, même si la réconciliation n'a pas lieu, le pardon est tout de même possible, car il est une disposition du cœur. Un acte symbolique peut suppléer à l'absence de réconciliation concrète. Pardonner, ce n'est pas oublier. Le mal subi fera toujours partie de l'histoire de l'offensé. Pardonner est un geste de miséricorde qu'il est possible de vivre avec l'aide de Dieu, afin que l'offense ne vienne plus « ronger » la vie de l'offensé. C'est à l'offensé de décider ce qu'il veut faire des relations qui le lient à l'offenseur. Veut-il les poursuivre ou croit-il qu'il est préférable d'y mettre fin ? Abraham, à la fin de sa vie, met de la distance entre ses 8 fils (Gn 25). Jacob et Esaü se distancient l'un de l'autre. Paul et Barnabas se séparent au sujet de Marc… pour se retrouver plus tard (« Le conflit devint tel qu’ils finirent par se séparer. Barnabé prit Marc avec lui et embarqua pour Chypre », Ac 15.39).
Même si la réconciliation n'a pas lieu, l'expérience vécue – le parcours du pardon – est profitable pour l'un et l'autre. Ce parcours permettra de pacifier les protagonistes, d'éteindre l'incendie et de poursuivre l'existence avec un courage et une énergie renouvelés.
Se réconcilier, c’est reconstruire des liens
Se réconcilier n'est pas simplement une démarche théorique, abstraite et volontariste. Se réconcilier n'est pas une déclaration verbale, du style : « On a tourné la page! » Se réconcilier demande efforts et humilité de la part de l'offenseur et de l'offensé pour renouer des liens, vouloir se rapprocher, poser des signes de reconnaissance réciproque, des signes d'estime, de considération, de réhabilitation et d'encouragement. L’offenseur et l’offensé reconnaissent être (en partie) coresponsables du malheur survenu. L'offensé accepte de ne par retenir de griefs contre l'offenseur. L'offenseur accepte de reconnaître son attitude offensante et déclare vouloir s'en séparer.
Se réconcilier peut demander parfois les services d'un médiateur qui aide à reconstruire les relations. Dans sa lettre aux Philippiens l’apôtre Paul le souligne d’ailleurs : « J'exhorte Evodie et j'exhorte Syntyche à vivre en plein accord dans le Seigneur. Et toi, compagnon véritable, je te le demande, viens-leur en aide, car elles ont lutté avec moi pour l'Evangile » (Ph 4.2s).