Qu’est-ce que les évangéliques pourraient retirer de profitable de votre enquête publiée en septembre dernier ? Tout d’abord l’engouement que l’on rencontre pour les mégachurches doit être tempéré. Une très grande Eglise, c’est bien, mais ce n’est pas la panacée. A trop vouloir les multiplier en Suisse romande, les évangéliques vont perdre des membres.
On a pourtant l’impression que de nombreux pasteurs et de nombreux membres souhaiteraient bénéficier d’offres plus étendues de la part de leur communauté…
A mon avis, il en va des Eglises comme des Migros. Il faut des M, des MM et des MMM. Il faut des « hubs » dans les grandes villes, c’est vrai, mais pas que cela ! Souvent les évangéliques valorisent les pasteurs de 2000 fidèles comme si c’étaient des as. Non ! Il y a des pasteurs de communautés de 20 personnes qui sont excellents. A mon sens, le grand groupe n’est pas un signe de réveil, même s’il génère une belle dynamique…
Dans les pays occidentaux, la taille typique des groupes religieux est de 75 personnes. On a là une sorte d’étalon d’organisation humaine qui permet une dynamique. Plus on a de communautés entre 50 et 120 personnes, plus elles touchent de personnes, parce qu’elles assurent une présence de proximité qui quadrille le territoire. Mais cette multiplication des groupes de 75 personnes coûte cher par rapport aux grands groupes qui n’ont qu’un seul pasteur pour plusieurs centaines de personnes…
Mais les grands groupes salarient aussi d’autres ministères…
Oui, effectivement ! Ces Eglises peuvent salarier un responsable de la louange, une secrétaire, un webmaster… Mais en final, sur le plan spirituel, il y a nettement moins de pasteurs engagés par fidèle, qui pourront moins visiter les membres ou les accompagner sur le terrain.
Selon le sociologue français Sébastian Fath, les gens vont dans les grands groupes, parce qu’il y a moins de « contrôle » direct ou indirect sur leur vie privée. A mon sens, il s’agit pour les pasteurs de petits groupes de travailler cette dimension-là. Parfois, à force d’inciter à être un membre conforme, on entraîne un rejet de la petite structure. Les pasteurs de ces groupes doivent en être conscients et laisser davantage de marge de manœuvre aux fidèles.
Vous tirez une autre conséquence de votre enquête : l’intégration des migrants est le gage d’une croissance des Eglises évangéliques. Pourriez-vous expliquer cela ?
Au travers de nos analyses, nous avons découvert que les Eglises qui grandissent sont celles qui parviennent à intégrer les migrants. Souvent, les communautés suisses sont d’accord d’avoir un petit culte exotique par année, par exemple à l’occasion d’un dimanche de l’Avent. C’est sympa d’avoir un Africain qui vient jouer du djembé, qui bat des mains et qui parle en langues, mais comment intégrer ce genre de spiritualité, beaucoup plus expressive, dans le vécu communautaire ? De grandes Eglises à Zurich ou Berne abritent plusieurs sous-groupes qui développent une dynamique propre, mais qui sont intégrés à la structure centrale au travers de cultes communs notamment.
Des petites communautés peuvent avoir une cellule « ethnique » ou une dynamique qui font que les personnes d’origine étrangère se sentent bien accueillies. Et une fois par mois, ces Eglises mettent en place un « culte des Nations » avec une intégration des différentes sensibilités s’exprimant au travers des groupes.
Pour être un peu provocateur, je trouve que la FREE devrait offrir 4 pasteurs à mi-temps pendant 5 ans à des Eglises ethniques de Suisse romande, qu’elles soient africaines ou latino-américaines ! Ce serait l’occasion pour votre fédération de tisser des liens étroits avec ces personnes issues de la migration.
Quel regard jetez-vous sur le pluralisme religieux en Suisse et la manière dont les évangéliques l’appréhendent ?
Le pluralisme en Suisse est fortement marqué par l’islam. L’hindouisme et le bouddhisme ne représentent, somme toute, que peu de membres. Institutionnellement, il se passe des choses intéressantes entre les chrétiens évangéliques et les musulmans. Les deux sont maintenant dans la même zone de légitimité. Ils ne sont pas illégitimes, mais ils ne sont pas totalement légitimes. Avec l’initiative sur les minarets ou celle sur les valeurs chrétiennes, on sent bien qu’il y a une compétition entre ces deux groupes religieux. Les évangéliques avaient acquis une certaine légitimité, mais les musulmans qui sont arrivés sur sol helvétique depuis une quinzaine d’années donnent l’impression aux évangéliques de leur « voler » leur légitimité : les musulmans pourraient être reconnus mais pas les évangéliques.
Dans ce contexte, les musulmans ne comprennent pas ce qui se passe. Ils se demandent même pourquoi les évangéliques « embêtent ». En fait, les musulmans ne parviennent pas à voir le problème du point de vue historique, parce qu’ils bénéficient d’une légitimité qui vient d’ailleurs. Quand un Turc vient en Suisse, il bénéficie de la légitimité de l’Etat turc. Il a toujours été dans une « église » d’Etat et il ne comprend pas pourquoi il n’a pas droit à son imam. C’est une question que l’on peut tout à fait comprendre, puisque la Turquie est prête à lui fournir un imam gratuitement. Et le musulman turc ne comprend pas pourquoi en Suisse il ne peut bénéficier que de 20 imams lors de ramadan, alors qu’il en faudrait 40. On assiste à deux formes de réactions sur une légitimité acquise historiquement qui s’entrechoquent, l’une par les évangéliques en Suisse et l’autre par les musulmans dans leurs pays!
Actuellement, que devraient faire les évangéliques pour poursuivre leur chemin vers la reconnaissance, dans le canton de Vaud notamment ?
A mon avis, les évangéliques devraient être plus présents dans le dialogue interreligieux. Il est important d’être en dialogue, car cela montre de l’intérêt pour la cité, mais il semble que les évangéliques n’ont aucune motivation pour cela… Du côté des autres religions, une telle attitude entraîne de l’incompréhension. Au final, cela conduit à une perte de pertinence et constitue, à mon sens, une faute sur le long terme.
Actuellement, les évangéliques développent une attitude qui n’est pas la meilleure. On a l’impression qu’il y a une erreur de casting. Les évangéliques auraient pu jouer le rôle du grand frère en disant qu’il était normal que les musulmans bénéficient d’une forme de reconnaissance. Par ce geste, ils rappelleraient à l’Etat de ne pas les oublier dans le processus. Certains évangéliques jouent davantage le rôle du petit frère qui vient taper par derrière…
Tous les évangéliques n’affichent pas la même attitude à l’endroit des musulmans !
Comme l’islam, le milieu évangélique est très pluriel. Et c’est vrai que ce sont souvent les extrêmes qui passent dans les médias. Au sein de la communauté musulmane de Suisse, Nicolas Blanchot, le président du Conseil suisse islamique, passe facilement dans les médias, alors que le responsable de la Communauté turque de Moudon n’y passe jamais. Pourtant, comme de nombreux responsables de lieux de prière, turcs notamment, c’est quelqu’un de très sympathique et qui joue la carte de l’intégration.
Propos recueillis par Serge Carrel