Tout changement sociétal engendre un certain nombre d’interrogations et de remises en question pas seulement dans le domaine des comportements, mais surtout dans le domaine de la pensée. Pour l’instant, nous nous sommes surtout focalisés sur les nouvelles formes ou la nouvelle organisation de nos communautés, ainsi que sur les techniques de communication de notre message, sans nous poser la question de la pertinence de celui-ci.
La postmodernité entre Shoah et technologies
La pensée humaniste, un mouvement philosophique qui a culminé avec la Renaissance, a été un des principaux déclencheurs de la Réforme. Le levier technologique de l’imprimerie n’a eu que des effets multiplicateurs et n’a que contribué, d’une manière marginale, à l’éclosion de la théologie calviniste.
Contrairement au monde postmoderne qui ne s’est pas forgé à partir d’une pensée, mais à partir d’une révolution technologique pilotée par la fée électricité et les mass-médias électroniques. C’est bien ça notre problème, nous nous retrouvons riches en techniques, mais pauvres en pensée! Comment construire une nouvelle pensée théologique, quand le vrai pouvoir est entre les mains des techniciens, des artistes, des communicateurs et par ricochet entre les mains des financiers, car les moyens de communication se trouvent être très gourmands en espèces sonnantes et trébuchantes. Exit le théologien, qui reste dans sa tour d’ivoire à couper les cheveux de l’Evangile en quatre.
Dans la quête d’une nouvelle théologie, nous nous retrouvons aussi en butte à un événement majeur que nous avons largement sous-estimé pour la constitution d’une ère nouvelle : la Shoah. L’extermination des juifs durant les années 30 et 40 a été pour l’Occident un séisme qui a durablement miné notre inconscient collectif. A cause des commémorations successives, on nous rappelle régulièrement notre péché collectif ou plutôt le péché de nos ancêtres. Nous ne nous sommes pas pardonné et nous n’avons pas pardonné à nos parents de s’être laissés entraîner dans un tel génocide. Nous avons perdu définitivement notre «innocence» et la foi dans la bonté de l’homme. Le nihilisme occidental et la fuite dans le plaisir sont peut-être aussi le fruit de ce traumatisme. Une nouvelle théologie devra intégrer également cet aspect de notre histoire, d’autant plus que la poussée de l’extrême droite et les guerres incessantes entre Israéliens et Palestiniens nous rappellent journellement que la géopolitique mondiale s’invite jusque dans nos Eglises - et je ne parle ici ni du Cambodge, du Darfour, des Kurdes, etc. C’est l’effet pervers des médias : maintenant on sait !
Un Dieu juge
N’oublions pas que Calvin était juriste de formation et sa théologie est fortement imprégnée par l’argumentaire propre à cette discipline. Pour être pardonné, il faut d’abord convaincre le pécheur de sa culpabilité. Pas besoin de pardon, s’il n’y a pas de faute. A la fin du Moyen-Age, les gens avaient peur de l’enfer, donc du jugement de Dieu. Calvin a pu entrer facilement dans cette problématique à cause de sa compréhension du mécanisme de la justice. Pourtant et c’est là qu’on voit la marque de Dieu dans la théologie de l’homme providentiel de Genève, le Dieu-juge fait grâce et n’applique pas la sentence de condamnation. Toute notre stratégie d’évangélisation est basée sur ce binôme jugement/pardon : l’homme est pécheur, il est condamné à la peine éternelle, mais le Christ a payé pour lui. Nous nous retrouvons donc dans une cour de justice et dans des procédures judiciaires. Seulement voilà, à la différence du temps de Calvin, nos concitoyens n’ont plus peur de l’enfer. Avec la Shoah, ils ont vu que l’enfer était sur terre! Je ne remets absolument pas en question la théologie de Calvin. C’était la meilleure réponse pour les générations de son époque, mais les processus, aussi extraordinaires soient-ils, finissent toujours par se scléroser. Quand quelque chose marche, on le standardise à outrance ! Les évangéliques ont bien tenté au XIXe siècle de corriger la raideur juridique d’un Calvin, mais en définitive, ils sont toujours restés dans le binôme jugement/pardon.
Un Dieu de bénédictions qui s’incarne
Alors quel message faut-il présenter pour aujourd’hui ? Avant de se pencher sur cette question, il est important de comprendre quelles sont les angoisses profondes des gens, leurs aspirations, leur « Weltanschauung » et leur contexte socioculturel. C’est par ce dernier point que je vais commencer en premier. C’est aussi celui que je comprends le mieux. Les gens vivent dans un monde d’images et toute représentation d’autorité est liée à des images. Pour avoir de l’emprise sur les gens, il faut se faire voir et un politicien, s’il n’est pas vu à la télé, dans les journaux, au marché, au match de foot... a de fortes chances de ne pas se faire élire. En réalité il «n’existe» pas. La popularité des papes actuels est due au fait qu’ils se montrent et non pas tellement parce que leurs doctrines sont imparables. Et en plus, ils sont «sacrément» télégéniques. Ils déploient un décorum très propice aux mises en scène que demande la télé. Malheureusement, nous les évangéliques, pour entrer en relation avec Dieu, nous présentons aux gens un concept juridico-spirituel, somme toute très abstrait, plutôt qu’une image. Le cinéaste et acteur Mel Gibson a bien tenté de développer une image du Christ au travers de sa «Passion», mais sa démonstration basée sur un trop plein d’émotions sanguinolentes a fait long feu.
Comme l’enfer et le paradis ont été vidés de leur substance, la peur de passer en jugement se transforme en peur existentielle diffuse. Pas besoin de dire aux gens qu’ils vont mal dans leur corps, dans leur âme et dans leurs relations, ils le vivent journellement. Ils passent leur temps à mettre du baume sur leur cœur, leur corps et leur âme. Les psy, les toubibs, les esthéticiens, les communicateurs, etc., tous participent à ce grand « embaumage » de la société. Il est tout à fait normal que l’on cherche à s’apaiser l’esprit en fuyant dans le plaisir et dans les loisirs. A l’instar des paysans des Andes qui mâchent des feuilles de coca pour ne pas souffrir de l’altitude. Dieu est tellement bon qu’il a même prévu des plantes pour soulager les humains dans leur misère. Ne condamnons donc pas si vite l’homme qui souffre et qui tente d’oublier ses maux par tous les moyens. A son mal-être existentiel nous lui présentons un verdict juridique. Tu vas mal, parce que tu as enfreint la loi. C’est comme une personne malade que l’on envoie chez le juge au lieu de lui présenter un médecin. Même si dans le fond, c’est juste de raisonner de cette façon-là et que les souffrances sont liées à une désobéissance, il y a des étapes que l’on ne peut pas escamoter, surtout pour des gens qui n’ont plus aucun sens du sacré. Jésus n’est pas venu sur terre en tant que juge, mais comme le médecin, le libérateur, le confident, le frère, le maître à penser, le défenseur des pauvres. Il reviendra comme juge à la fin des temps. Singulièrement, dans notre prédication nous anticipons cette venue. Le temps de grâce, c’est aussi le temps où Dieu ne se présente pas en tant que juge, mais en tant que médecin, en tant que bienfaiteur, en tant que bénisseur. Plus les gens fuient dans le plaisir, plus nous leur montrons l’épouvantail du juge, alors que nous devrions leur présenter l’image d’un Dieu qui s’incarne, qui patauge avec nous dans le bourbier et qui nous bénit.
Une théologie de l’incarnation
Toutes les religions proposent des mécanismes spirituels pour s’émanciper de la misère humaine. Tous proposent de nous sortir de la malédiction terrestre. Par contre le Christ ne nous offre aucun échappatoire, mais il vient dans nos labyrinthes de vie pour vivre parmi nous par son Esprit. Il nous offre d’entrer dans sa famille, dont l’Eglise est le foyer terrestre. Pour entrer dans la famille de Dieu, nous passons par l’adoption, avec la seule différence, que c’est nous qui décidons de choisir nos parents adoptifs et non le contraire. Le mécanisme de l’adoption nous donne droit à un héritage fabuleux qui n’est pas lié à nos mérites, mais au fait de devenir «enfants de Dieu». La gestion du péché, ne va plus être la condition sine qua non pour entrer dans la famille de Dieu. Je ne passe donc pas devant le juge pour entrer dans la famille de Dieu, mais devant le Père et devant le Fils. En entrant dans la famille, je vais découvrir combien mon péché entrave mes relations avec le Père, mais j’aurais toujours le secours du «Grand Frère» pour changer.
Le jugement dernier va s’adresser aux membres de la famille de Dieu et à ceux du dehors. Ceux qui font partie de la famille seront récompensés en fonction de leur travail, mais ceux du dehors ne pourront jamais faire partie de la famille et ils n’hériteront rien. Ils passeront l’éternité parmi les «cochons» comme le fils prodigue de la parabole. Il n’y aura plus de retour possible dans la maison du Père. C’est ça l’enfer!
Henri Bacher
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