Si on observe le style de management spirituel et social utilisé par le Christ pour mettre en route son concept de Royaume de Dieu, on peut en tirer des leçons pour se lancer dans l'aventure d'une Eglise émergente. Son modèle de développement n'était ni basé sur la rupture, ni sur une transition douce de l'existant vers quelque chose de plus performant. En général, nous les évangéliques, nous avons privilégié par le passé le style "rupture". Notre théologie est une théologie de rupture: rupture avec son passé et parfois avec son environnement social et culturel. La conversion est très souvent présentée comme un acte de rupture. Nous n'hésitons pas à rompre avec nos frères à la suite de différents doctrinaux ou ecclésiaux. Dans la postmodernité, par le « massage » continuel d'une société laxiste et éprise de confort, nous avons mis de l'eau dans notre vie et nous sommes devenus très consensuels, très accommodants. Nous n'osons que très peu exprimer des opinions qui font mal ou qui mettent mal à l'aise. Nous nous dirigeons donc actuellement plus volontiers vers un modèle de transition douce. Jésus a-t-il rompu avec les pharisiens ou avec la pratique du temple? A-t-il mis de l'eau dans son vin pour attirer dans son sillage des personnes influentes de la caste des Sadducéens? Ni l'un, ni l'autre! Il n'était pas venu pour réformer un système religieux très bien implanté, ni pour le chambouler complètement.
La rupture comme modèle de transition ?
Il a donc choisi, pour se lancer, douze disciples qui étaient hors du circuit religieux traditionnel ou parfois même à sa marge comme le péager Matthieu. Il a commencé par monter un modèle de vie (le discipulat) avant de se lancer dans son enseignement. Notre modèle culturel du passé nous incite plutôt à commencer par l'enseignement. Le cours Alpha en est l'exemple typique. Pour encourager les gens à rejoindre l'Eglise, nous leur offrons d'abord un cours sur la foi chrétienne. C'est vrai qu'on tente de corriger la "raideur" de l'enseignement en l'intégrant dans un repas ou en créant des groupes de discussions. Le Christ, s'il vivait en chair et en os parmi nous, aurait peut-être embarqué les intéressés en TGV vers Paris pour former une sorte de communauté apprenante. Il aurait peut-être carrément mis sur pied une communauté de vie et de travail. Son modèle n'était ni contre la religion juive, ni pour l'adaptation d'une ancienne structure à la modernité. Il a mis au point un système original qui se raccrochait dans l'ancien tissu socioreligieux (il allait régulièrement au Temple), mais qui en même temps mordait sur des terrains vierges comme la transmission de la foi dans les maisons, au bord du lac, au bord du puits.
Autre fait marquant, c'est que ce modèle de vie et d'enseignement était passager. Logiquement, le style "disciples en vadrouille" aurait dû s'imposer pour la suite comme modèle générique pour la spiritualité chrétienne. Pourtant et heureusement pour les femmes et les enfants, ce modèle a évolué vers des communautés appelées "Eglises", beaucoup plus stables (du point de vue de la mobilité) et plus structurées que le groupe des douze. Même si l'apôtre Paul, s'entourait de compagnons pour évangéliser l'Asie mineure, il n'a pas reproduit le modèle de discipulat inauguré par le Christ. La leçon à tirer pour nous, c'est de ne pas avoir peur de lancer des systèmes de pensée et de vie évolutive. Nous cherchons tous des modèles à appliquer comme des chablons et qui, de préférence, durent des siècles. Nous approchons de la fin des temps et les processus s'accélèrent. Les cycles de vie d'un produit, d'une pensée, d'une théologie, d'un style de communauté sont de plus en plus courts. Ce n'est pas le modèle en soi qui est important, mais ce sont les valeurs générées qui doivent perdurer. Ce qui veut dire que si les Eglises émergentes investissent trop dans les structures, dans l'organisation et peu dans les valeurs, elles ont peu de chances de passer à la postérité.
Une foi par instruction ou une foi par apprentissage?
Nous n'arrivons pas à nous dépêtrer du modèle scolaire hérité de la Réforme et les moyens modernes de communication, qui utilisent encore massivement l'écrit, ne nous facilitent pas la tâche. En écrivant, je suis avant tout un théoricien qui partage un savoir, alors que je devrais "marcher" avec vous pour parler de mon expérience. Heureusement que je ne me borne pas seulement à théoriser et que j'essaye de vivre et de mettre en pratique ce que j'écris. N'empêche que j'ai l'impression d'être très souvent un donneur de leçon, au sens premier de ce terme. Je vous donne de la matière à appliquer pour plus tard, alors que le Christ a travaillé sur l'instant, en utilisant les circonstances de la vie pour enseigner. Nous montons des programmes annuels et nous l'enseignons coûte que coûte, même si les Twin Towers nous tombent sur la tête. Le Christ aurait peut-être interrompu son "programme" pour coller à la réalité du moment. Il avait des valeurs fondamentales à défendre et non des programmes à enseigner. Autrement dit, tous les événements qu'ils rencontraient étaient vus au travers de ses valeurs et mis en relation avec sa vision du Royaume de Dieu. Nous avons mis des programmes à la place de nos visions et nous pensons faire évoluer l'Eglise en appliquant une série de programmes expérimentés ailleurs.
La foi par apprentissage ou apprenante n'est pas liée à la matière à enseigner, mais à des hommes ou des femmes qui pratiquent la "matière". C'est un entraînement mutuel en situation. L'école publique, sous la pression des médias et grâce à la recherche pédagogique, a énormément évolué. On manipule des objets, des formes, on fait des jeux éducatifs, on va sur le terrain pour faire entrer la matière. L'Eglise des réformés et des évangéliques a toujours été en phase avec les techniques d'enseignement de l'école, mais, ces dernières décennies, elle s'est laissée nettement distancer. Il y a bien eu des expériences positives qui ont été faites, mais elles devront se généraliser. Il y a quelques années, j'ai vu un animateur de jeunesse de notre communauté construire avec ses catéchumènes une barque pour parler des voyages de Paul. Il les a mis en situation et je pense qu'un jeune qui se donne un coup de marteau sur les doigts apprend autre chose de la foi que lorsqu'il se contente de commenter un texte.
Personnellement, je me détache peu à peu de l'enseignement traditionnel basé sur le discours. J'aime bien mettre les gens en situation, les faire jouer, expérimenter, inventer, créer. Il m'arrive même d'éliminer dans un week-end d'animation, toute intervention ex-cathedra. J'utilise les repas pour former, pour faire comprendre la foi. Entre les repas, il n'y a pas de réunions. Les gens sont libres, mais les repas traînent en longueur. C'est impressionnant de voir dans la Bible le nombre de choses très spirituelles qui se sont dites lors d'un repas. Le repas est un outil de travail postmoderne par excellence et il est très facile à gérer. Il ne demande aucun investissement technique, si ce n'est du savoir-faire culinaire, du bon sens, le sens des rythmes, la maîtrise des ambiances. Il ne s'agit pas de manger avant l'intervention pour pouvoir enfin passer à l'enseignement. Il ne s'agit pas non plus de faire un discours pendant que les gens mangent, mais la technique de travail c'est de provoquer et d'animer des conversations tout en mangeant. Un tel parcours peut débuter par un apéro où les gens peuvent se lever, le verre à la main, circuler pour regarder, écouter et toucher, par exemple, des objets. Dans un repas, il y a de nombreuses inter-réactions non liées strictement au thème de la rencontre. L'humour fait partie de ce genre d'expérience, comme d'ailleurs le sérieux ou la concentration.
La foi par apprentissage ne vise pas le stockage d'une information religieuse, mais tente d'éduquer pratiquement chaque croyant dans la relation avec Dieu et avec les autres.
Une foi par immersion
Cette foi-là est à l’opposé de celle proposée par l’instruction et nous partageons son mécanisme avec bien d’autres religions. Le croyant est plongé dans un bain religieux dont il s’imprègne, comme une éponge que l’on plonge dans l’eau et qui gonfle avec le liquide. Un nombre grandissant de nos rencontres, de nos concerts d’évangélisation utilisent, sans s’en rendre compte, la technique spirituelle de l’immersion. On a l’impression d’être chrétien parce qu’on s’immerge dans un corps spirituo-social. On fait physiquement corps avec un groupe de personnes qui vibrent pour la même cause. Les webradios chrétiennes, qui commencent fort heureusement à coloniser le web, nous inondent à longueur de journée de musiques chrétiennes et on peut très bien se laisser baigner dans cette ambiance religieuse sans chercher à aller plus loin. Spirituellement parlant, il n’y a rien de répréhensible à vouloir vivre une certaine relation au divin de cette manière-là. Le problème, c’est que les responsables de communautés ou les leaders d’œuvres chrétiennes en restent là, alors que ce n’est qu’une facette de notre manière de vivre la foi. Lorsqu’on reste uniquement dans ce registre, on a certes plus de succès, mais en même temps on entraîne le croyant dans une sorte de religion populaire ou plutôt de croyances populaires propices aux manifestations psycho-spirituelles. Lorsque le roi David danse devant l’arche de l’alliance, en pleine procession, il est probablement pris dans ce bain de foule religieux qui le pousse à faire des choses extravagantes dont il n’a pas l’habitude.
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Si la foi par immersion n’est pas couplée à celle engendrée par l’apprentissage, nous mettrons au monde une drôle de spiritualité évangélique qui s’apparentera plus à de la religion populaire dont certains courants catholiques sont friands.
Henri Bacher www.logoscom.org.