Je suis né au début des années 1970 ; en Europe, en Suisse, à Genève. Je suis allé à l’école dans les années 80. J’ai suivi ma formation dans les années 90, immédiatement suivie d’une première expérience professionnelle satisfaisante et valorisante à bien des égards. Dans ces années-là (un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, comme disait le poète, mais dont il vaut sans doute la peine de parler), tout était promis à tous et à toutes. Et même bien plus !
D’après mon souvenir, le monde était « à nous ». Tout ne pouvait aller qu’en s’améliorant constamment. Dans tous les domaines, l’être humain allait maîtriser son espace comme jamais, et de mieux en mieux. Il allait accroître ses connaissances, ses ressources, ses capacités et ses responsabilités. Il adviendrait, plus grand et plus fort. Et jamais, ô grand jamais, les erreurs du passé ne se répéteraient.
C’était un mensonge auquel nous avons voulu croire. Il était habilement orchestré, savamment entretenu, mais un mensonge quand même.
Regarder la réalité en face
Le monde est brisé. Profondément brisé. L’empreinte du péché est massive et incontournable ; elle se manifeste sous nos yeux. Mais nos consciences sont presque anesthésiées à force d’y être confrontées de toutes parts. Cela se passe dans tous les domaines.
- L’écologie. « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs », disait Jacques Chirac en 2002. Notre planète et ses ressources se trouvent plus que jamais fragilisées et malmenées. C’est quasiment sans espoir, au point que nous entendons nos enfants dirent qu’ils ne désirent pas mettre d’enfants au monde, dans cette situation dramatique, promise au pire.
- Les relations. Les relations sociales, hommes-femmes, professionnelles, entre peuples, et parfois mêmes ecclésiales et inter-religieuses sont soumises aux rapports de force et de domination, au pouvoir des uns sur les autres, et à l’individualisme.
- L’économie. Clairement, les plus riches s’enrichissent encore, au point de pouvoir s’offrir un petit voyage dans l’espace ou d’affoler les chiffres des mercatos (soit-disant) sportifs. Quant aux pauvres, ils s’appauvrissent de plus en plus, peinant à joindre les deux bouts, sombrant de plus en plus dans la précarité.
- La géo-politique. Indéniablement impactée par le réchauffement climatique et les catastrophes naturelles (bien aidées par la main des humains), des conflits et des guerres civiles jettent sur les routes de centaines de milliers de réfugié·e·s. Et des pays entiers sont retranchés derrière des pouvoirs abusifs.
- L’éthique. Elle se veut de plus en plus individuelle – ce que je veux, je le fais, c’est ma liberté et ceux qui ne pensent pas comme moi sont méprisables – et de moins en moins responsable vis-à-vis de la collectivité pourtant – ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre.
- Les fractures sociétales. Sans doute accélérées par la crise du Covid-19 qui nous impacte si sévèrement depuis plus de dix huit mois, et probablement pour longtemps encore, nous les voyons se développer. Nous voyons des camps se monter l’un contre l’autre. Même en Suisse, le président de la Confédération appelle à la tempérance. C’est dire ! Sans oublier les libertés civiques et religieuses qui, en bien des endroits, sont revues à la baisse et déniées.
- L’antisémitisme. La résurgence de la « bête immonde » signe le déclin d’une société.
- Le christianisme. Il existe un type de christianisme qui se croit assiégé et réagit, soit par la passivité, soit par l’agressivité. Il cherche son identité dans l’opposition aux autres, non dans sa sécurité en Jésus-Christ. Et nous le savons par ce dont il parle le plus.
Agir de manière déterminée
Bien sûr, tout n’est pas à jeter, et de loin. Notre monde possède « de beaux restes » dans de nombreux domaines : l’éducation et la formation, la science, la recherche et l’innovation, la santé et les sports, la solidarité concrète sur le terrain (voyez l’engagement de nombres d’ONG), les arts et la culture, des initiatives personnelles et parfois politiques. Il existe aussi de belles personnes : j’en connais dans les Eglises, comme en-dehors de celles-ci.
Mais il reste que notre monde est profondément, durablement, sévèrement, brisé. Et, avec un petit peu d’introspection, je dois reconnaître que j’y ai certainement contribué d’une manière ou d’une autre.
L’empreinte du péché, qui conduit l’être humain à se prendre pour Dieu, met en perspective cette phrase à la fois énigmatique et inquiétante du Christ : « Quand le fils de l’homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (Lc 18.8) Ou aura-t-elle disparu ? Se sera-t-elle volatilisée, dissoute ? Aura-t-elle été absorbée par autre chose de plus clinquant ?
Je crois que, si le Christ a pris le soin de poser cette question, c’est bien pour nous responsabiliser – comme elle a pu responsabiliser les générations précédentes... et même plus qu’elle n’a pu responsabiliser les générations précédentes – et nous inviter à nous positionner, à tenter une réponse là où nous sommes.
Ainsi, j’habite un monde brisé. Mais je peux, avec l’aide décisive de Dieu, contribuer à son bien : l’honorer, agir, incarner d’autres valeurs. Comment ? Il existe des pistes.
- Il s’agit déjà de se remettre en question, de se repentir à cause de nos failles, de nos manquements, de nos lâchetés, de nos démissions personnelles et collectives.
- Il s’agit ensuite de nous recentrer sur nos priorités. Je m’explique. L’épître aux Hébreux définit notre pèlerinage terrestre comme une sorte de camping provisoire et notre résidence définitive, « en dur », comme « à venir », dans un lieu savamment préparé par Dieu (cf Hébreux 11.8-10, 13-16). Mais, souvent, nous inversons l’image et toute la richesse de sa signification. Nous investissons tout dans l’ici et le maintenant : temps, argent, compétences. Et si tout va bien, un jour, nous irons faire du camping « là-haut ». Il faut impérativement inverser cette image et retrouver le sens des priorités, se recentrer, redécouvrir et réinvestir les intentions et les ressources de Dieu pour nous.
Espérer contre vents et marées
Ce n’est pas trop tard, mais c’est serré, disons-le.
Il s’agit d’espérer contre vents et marées (Rm 4.18), de prier avec persévérance (1Th 5.17), de chercher et pratiquer la justice, d’aimer la miséricorde, de marcher avec humilité (ce que l’Eternel demande de nous, selon Michée 6.8), de libérer les captifs à la suite du Christ (Es 61.1-2, Lc 4.18), de faire œuvre de réconciliation avec Dieu et entre les humains (Phil, 2Co 5.17-21), de témoigner de la bonté et de la fidélité d’un Dieu qui nous aime pour de bon (revaloriser les Psaumes), de (re)serrer les rangs sur l’essentiel et renoncer à des choses secondaires, futiles et vaines (le vrai jeûne selon Esaïe 58), de faire preuve de grâce et d’accueil à la hauteur de la grâce et de l’accueil qui nous ont été démontrés en Christ (Rm 15.7), de mettre du goût là où c’est fade et de la lumière là où règnent les obscurités (Mt 5.13-16), de persévérer encore et toujours en remettant sans cesse l’ouvrage sur le métier (1Co 15.58). Nous ne nous décourageons pas, et notre âme n’est pas abattue, parce que nous savons en qui nous croyons (Hé 12.3).
Habiter un monde brisé, c’est regarder la réalité en face et agir pour sa restauration, son salut, son avenir. C’est incarner l’Evangile pour la gloire de Dieu et le bien de nos prochains. Cette vision est-elle idéaliste ? Peut-être. Mais certainement pas plus que les autres approches utopiques et égoïstes qui saturent nos cultures et nous imprègnent si facilement, en flattant nos égos démesurés et toujours assoiffés.
Et, surtout, nous pouvons choisir d’avoir cette vision chevillée à l’âme, au cœur et au corps, saturée de la présence et des ressources du Seigneur qui nous veut acteurs et actrices, jamais démissionnaires, toujours concerné·e·s.
Philippe Henchoz