Le 16 novembre, lors de la célébration interreligieuse organisée dans le cadre des 750 ans de la Cathédrale de Lausanne, des représentants des communautés catholique romaine et chrétienne, israélite, anglicane, musulmane et évangélique du canton étaient invités. La lecture d’un verset du Coran jugé problématique a fait réagir certains participants. Estimant qu’une ligne rouge avait été franchie, trois députés vaudois ont interpellé par courrier la présidente du Conseil d’État Christelle Luisier, demandant que la Commission consultative en matière religieuse soit saisie et qu’elle prenne la peine de rechercher la portée de ce verset dans la bouche et l’esprit d’un Imam.
Présent à la Cathédrale, le théologien réformé et ancien pasteur Shafique Keshavjee – connu pour son implication de longue date dans le dialogue interconfessionnel et interreligieux – estime que cette lecture coranique n’avait pas lieu d’être dans un lieu de culte chrétien. Explications.
Comme les trois députés, vous estimez qu’une ligne rouge a été dépassée avec cette lecture coranique à la Cathédrale de Lausanne. Quelles réflexions soutiennent votre position ?
Shafique Keshavjee: Je suis un des pasteurs qui a le plus cherché à allier témoignage au Christ vivant avec dialogue interconfessionnel et interreligieux. En tant qu’ancien membre de la Constituante vaudoise, je n’ai cessé de chercher le bien commun. La Cathédrale de Lausanne me tient très à cœur. J’y ai présidé de grandes célébrations. Nous y avons reçu aussi notre bénédiction de mariage. Entendre dans ce haut-lieu la récitation de paroles coraniques appelant subtilement chrétiens et juifs à se convertir à l’islam est pour moi totalement inacceptable. D’autant plus qu’elles furent récitées par un imam de l’Union Vaudoise des Associations Musulmanes (UVAM), historiquement liée aux Frères musulmans.
« Ô gens du Livre ! Venez à une parole commune entre nous et vous : que nous n’adorions qu’Allah, sans rien lui associer, et que nous ne prenions point les uns les autres pour seigneurs en dehors d’Allah ».
Il semble que ce verset 64 de la sourate 3 soit régulièrement cité dans le cadre interreligieux, qu’il serait un appel à l’union des monothéismes. Vous qui avez étudié son contexte, quel regard portez-vous dessus ?
Le début de ce verset est en effet souvent cité dans les dialogues interreligieux. Mais pas l’ensemble du verset, ni l’ensemble de son contexte ! Pour toute personne connaissant le Coran, cette parole fait référence à un épisode particulier de la vie de Mohammed. Des chrétiens de Najrân étaient venus le rencontrer. Comme ils avaient refusé de se convertir à l’islam, ils devinrent des «dhimmis*», des « protégés » avec un statut humiliant. Et ce statut continue de faire souffrir des dizaines de millions de chrétiens en terre d’islam. Cette parole est aussi citée dans les hadîths, la seconde autorité après le Coran, lorsque Mohammed appela l’empereur byzantin à se convertir à l’islam. Et puisqu’il avait refusé, cela justifia la conquête de son empire. Entendre cette parole coranique qui appelle à la soumission au cœur de la Cathédrale était surréaliste pour moi.
Au journal « Watson », l’imam qui a fait cette récitation coranique affirme que chrétiens, musulmans et juifs adorent le même Dieu. Qu’est-ce que le Dieu de l’islam et du christianisme ont-ils de commun ? Et qu’ont-ils de différent ?
Les chrétiens arabes nomment Dieu « Allah », terme arabe pour l’exprimer. Entre le Allah du Coran et le Dieu de la Bible, il y a des convergences : tous deux sont « Créateur », « Unique », « Miséricordieux ». Or les divergences sont bien plus fondamentales : le Allah du Coran ne s’insère pas du tout dans la révélation biblique, mais il propose un tout autre récit sur Abraham et Jésus, qui prétend corriger les erreurs de la Bible.
Était-ce une erreur de la part des organisateurs de poursuivre le dialogue interreligieux dans un lieu de culte spécifiquement chrétien, qui plus est pour l’anniversaire des 750 ans de la Cathédrale ?
Une très grave erreur. Un débat interreligieux a sa place, mais en dehors d’un tel lieu. En plus, il n’y a eu aucun débat, car les chrétiens ont écouté ces propos coraniques en toute ignorance, naïveté et soumission. Ils furent d’autant plus « anesthésiés » que le commentaire tout en douceur qui a suivi n’avait aucun lien avec le texte coranique.
Les évangéliques invités à la Cathédrale n’ont pas réagi de manière appuyée à cette lecture coranique. Quels enjeux décelez-vous pour ceux qui sont engagés dans le processus de reconnaissance avec l’Etat ?
En effet, la Fédération évangélique vaudoise (FEV) a réagi de manière institutionnelle aux interpellations d’autres évangéliques, pour qui cette lecture coranique était choquante. Elle a répondu ceci: « la Plateforme Inter-religieuse, dont nous faisons partie, cultive le dialogue, tout en respectant les croyances de chacun. Dans ce dialogue paisible et respectueux, à ce jour, nous n’avons pas constaté de velléité à exacerber les différences génératrices de tensions. Romains 12:18 nous recommande bien d’être en paix avec tous les hommes, pour autant que cela dépende de nous.»
Il ne m’appartient pas de dire à la FEV ce qu’elle doit faire. Toutefois, à mon sens, on ne peut être en paix de cette manière avec des responsables musulmans, s’inspirant des *Frères musulmans, qui ont déclaré la guerre (djihad) à l’Occident. Si la direction de la FEV a manqué de discernement dans cette célébration, que se passera-t-il à l’avenir ? Va-t-elle céder « au nom de la paix » face aux revendications que pourraient avoir les musulmans, par exemple l’effacement des fêtes chrétiennes qui heurtent leur sensibilité, etc. ?
Je considère que la reconnaissance de la FEV par l’État vaudois a du sens. Les évangéliques ont tant apporté à ce canton. Mais ils ne doivent rien céder sur leur identité chrétienne, enracinée dans la Bible. La mission des Églises est de témoigner avec humilité et fierté du Christ au sein de la pluralité. Sans quoi, elles ont perdu leur raison d’être.
Pour faire suite à cette situation sans précédent, vous avez transmis des demandes aux autorités réformées. Pouvez-vous les résumer brièvement ?
Avec deux autres pasteurs, nous leur avons demandé de répondre à ces trois questions :
1. Reconnaissez-vous que le rôle premier de la Cathédrale de Lausanne est d’attester de la beauté, de la vérité et de l’accueil du Christ qui appelle tous à lui (Jean 14, v.6)?
2. Reconnaissez-vous que l’UVAM a des liens historiques avec les Frères musulmans?
3. Considérez-vous comme approprié qu’un imam de l’UVAM récite au cœur de la Cathédrale des paroles du Coran (2/127-134; 3/64) qui appellent subtilement chrétiens et juifs à se soumettre à l’islam? Nous attendons toujours leurs réponses.
Pour plus d’éléments, vous pouvez consulter le blog de Shafique Keshavjee: https://skblog.ch/2025/12/03/un-recitation-du-coran-a-la-cathedrale-de-lausanne-suscite-la-polemique/
*Les Frères musulmans: Mouvement politico-idéologique islamiste transnational, fondé en Égypte en 1928 par Hassan al-Banna, qui prône un retour à un islam politique basé sur la charia, en opposition à la sécularisation et à l’influence occidentale. Il est considéré comme terroriste par plusieurs pays.
*Dhimmi: Terme historique du droit musulman qui désigne les sujets non-musulmans d’un État sous gouvernance musulmane.