Soit dit en passant : Composez votre propre menu! Par Paul Dubuis

lundi 02 mars 2009
Un séjour à l’extérieur de chez soi peut constituer une véritable aventure. Les surprises s’y enchaînent. Les rencontres aussi. Paul Dubuis chronique.
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Un léger coup de pouce sur le chiffre préenregistré et trois sonneries plus tard me prouvent, par Natel interposé, que j’ai bien manipulé mon jouet. C’est le bon numéro, forcément puisque c’est ma femme qui répond avec un large sourire. Enfin… je l’imagine ainsi ! On papote gamin-gamine, de tout et de rien, puis on s’entend sur l’heure où elle viendra me chercher, étant donné que je suis momentanément interdit de volant…

En l’attendant, je profite pour étudier la carte et les deux menus, prometteurs, proposés par l’établissement. Va pour le premier ! avec un potage vert-pré comme mise en bouche. Suivra le gigot d’agneau, certifié CH… ayant peut-être brouté pas loin d’ici ? puis des pommes de terre Duchesse, et encore des navets à la je n’sais plus quoi. Quant au dessert, c’est la surprise: un dessert « mic-mac » ? J’en salive à l’avance.

Seulement, il faut choisir et ça me pose problème quand je réalise qu’un deuxième menu n’est pas moins flatteur de papilles que le précédent. Et ce n’est pas fini : il y en a même un troisième pour régaler les végétariens… Il sert à quelque chose en m’entraînant à lire, au dos de la carte, cette offre du chef, incroyable :
- Composez vous-mêmes votre menu !
Pointez sur la liste, vous trouverez exactement 88 produits de qualité, parmi lesquels il n’y a qu’à choisir de quoi agencer votre plat personnalisé : selon vos goûts de gourmet, votre appétit normand, vos préférences gourmandes, vos caprices exquis… Pourquoi se priver ? c’est l’assurance qui paie! C’est du moins ce qu’on dit…

***

Tout ce qu’il vous faut
Tout à l’heure, ne devant résider ici que peu de temps, j’ai été accueilli dès la réception avec force amabilité, accompagné successivement par différents membres d’un personnel rivalisant d’authentique gentillesse. Caractéristique du service : le sourire ! Non fonctionnel mais ô combien chaleureux. Une frêle jeune fille s’est même offerte à porter mon petit bagage. Comme un prince, que j’ai été reçu ! Et avec vue sur le lac en plus, et le calme absolu, et encore toute la chambre pour moi, et avec personne qui puisse être dérangé par ma présence ! La demoiselle « tout sourire », veillant à ne  pas m’inquiéter, s’inquiète… de ma santé, de mon retour chez moi, de mes petits-enfants…

- Vous avez tout ce qu’il vous faut ? N’hésitez pas à m’appeler, je repasserai dans un moment…

Je n’ai pas hésité à faire un bon somme, jusqu’à ce qu’elle me demande de l’accompagner, en direction d’une salle resplendissante de propreté. Impressionnant le personnel qui m’y accueille, chacun en si seyant uniforme, qu’on les aurait crus convoqués, juste à cette heure, pour s’enquérir du seul bien-être de ma petite personne…

C’est alors que le chef de rang m’a très poliment proposé de… et là j’ai eu un tout petit pincement au cœur :
 - Si vous voulez bien vous allonger…
En fait de pincement, il était dû, au bras mais pas au cœur, à une petite piqûre administrée par la douce anesthésiste de service. Elle commençait à s’excuser de m’avoir éventuellement… Je n’ai pas entendu la fin de sa phrase, ayant été transporté, d’un coup d’aiguille magique, dans une indolore inconscience.

Juste avant ma disparition d’entre les vivants, mon dernier regard s’était fixé sur l’écran, en face de moi.
Ecrit à gauche : mes nom et prénom.
Au-dessus : ma date de naissance.
A droite : uniquement l’heure, la minute, la seconde.
A quelle seconde allais-je m’effacer ? Je me souviens, j’ai juste commencé à penser qu’un jour…
12. 46. 54. Trop tard, la 55e seconde, je ne l’ai pas vue arriver !

Donc, je me répète, c’était l’autre jour, à l’hôpital de Morges. Je me suis réveillé tout heureux de me retrouver dans cette grande maison. Soit dit en passant, j’ose la recommander : elle vaut bien un cinq étoiles !

***

Au Darfour, janvier 2009
La femme a marché sur le sable, à travers la savane, longue infiniment quand il faut tirer deux gamins faméliques après soi. Elle ne compte plus les heures qui pour elle sont toutes des temps de misère. Temps mortel de ce gros mal, lourd, qui grossit depuis des semaines, qu’elle vient apporter au dispensaire de brousse pour qu’on le lui arrache. Le hangar qui sert d’hôpital est bondé. Y’a ceux venus de la guerre, les réfugiés et tous les autres. Alors elle accroche sa natte au mur, pour faire un peu d’ombre aux petits.
Elle attend son tour…

***

Et dire qu’il y a des…
Non, il n’y a pas de mot juste pour les qualifier. D’autant qu’on se reconnaît soi-même comme appartenant aussi, de temps à autre, à cette triste associatiation de râleurs insatisfaits, de nantis inconscients qui trouvent leur plaisir à dénigrer l’abondance dont Dieu les a pourvus.

Il y en a un d’entre eux, un tout frais et confortable retraité, qui se concocte jus de fruits et apéros, qui se cale le dos avec un bon coussin, face à sa télé. Il est tout aux petits soins pour soigner son heureuse convalescence, avec en prime les copains qui s’arrêtent pour lui dire bonjour. A chaque visite, il trouve moyen, en cours de discussion, de faire connaître tous les détails de son récent séjour hospitalier. Or il trouve toujours un moment pour s’adonner à un raffiné plaisir : dénigrer les soins qui lui ont été prodigués, mépriser le matelas de sa chambre d’hôpital, pinailler sur ce qu’il appelle de la bouffe, contester la présence d’une petite Portugaise dont il ne voudrait surtout pas se souvenir des sourires…
- Ça a été, cette intervention ?
- Ouais… ça a été… Mais, entre nous, je peux quand même te dire que…
Il est bien parti pour recomposer, selon son mauvais goût, le menu critique de son séjour de luxe. Cela va en faire une épaisseur, de ces « entre nous » ! Avec pour dessert, un mille-feuilles de plaintes et autres récriminations entassées. Elles ne seront pas perdues, pour lui : un jour, c’est écrit, il aura à rendre compte de toute parole vaine qu’il aura prononcée.

Suggestion à nos assureurs
Nos assurances… parlons-en. Si chères à nos portefeuilles mais si chères à nos chairs. En plus de nous servir leurs prestations habituelles, on pourrait suggérer aux administrateurs de nos santés, de pratiquer des échanges standards avec les pays en voie développement. En ces temps de crise, il faut accélérer l’imagination !

Démarche : on s’appliquera à bien recevoir, ici en clinique suisse, cette femme étant sortie hors de son lointain village de brousse. Partie à pied, pour sauver sa vie s’il en est encore temps. De même le copain du fauteuil, qui déguste les critiques comme des friandises : on l’enverra finir sa convalescence au grand air du Darfour. Pris en charge là-bas, 5 jours suffiront. Il pourra, étant en traitement ambulatoire, raccourcir son séjour selon l’évolution de son état mental.
Il en reviendra – c’est une éventualité qu’on peut tout de même envisager et qu’on lui souhaite cordialement ! – il reviendra guéri à tout jamais, on l’espère, d’un mal dont il ignorait qu’il en était très sérieusement atteint: l’ingratitude.

Paul Dubuis, pasteur retraité en service actif

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